Voici un ouvrage important : plus de 600 pages et de 260 illustrations consacrées à un peuple de statues, édifiées en France depuis deux siècles. L’historienne Jacqueline Lalouette s’est intéressée à la célébration des grands hommes et aux sculptures qui leur ont été érigées dans l’espace public, qu’elles aient été conservées jusqu’à nous ou aient disparu.
A propos du livre de Jacqueline Lalouette, Un peuple de statues. La célébration des grands hommes, Mare et Martin, 2018, 608p, 47€ (article à paraître dans L’OURS 487, avril 2019).
Le livre est dédié « à la mémoire de Maurice Agulhon », dédicace qui se justifie pleinement. L’œuvre continue au mieux les grands travaux d’histoire culturelle lancés par l’historien de la République avec la série des Mariannes(« au combat », « au pouvoir » et ses « métamorphoses ») et les recueils d’Histoire vagabonde. L’auteure semble souvent dialoguer avec son ancien maître et compagnon de recherche et ce n’est pas l’aspect le moins émouvant de cet impressionnant travail. Son livre est servi par un style fluide et élégant, la qualité des reproductions (photographies de Gabriel Bouyé) et le caractère soigné de son édition, dotée d’un bel appareil critique : index des noms de personnes statufiées, des sculpteurs et des noms de lieux, table des illustrations, etc.
3 856 statues repérées
La recherche ne se veut pas exhaustive – l’auteure le souligne avec sa rigueur proverbiale – mais, s’appuyant sur le dénombrement de 3856 statues repérées dans diverses archives, elle est massive, beaucoup plus que représentative et bien entendu suffisante pour permettre l’analyse des diverses catégories de personnalités statufiées, leur représentation géographique, le rythme des inaugurations, etc. et autoriser diverses statistiques. Le bilan de ce patient travail est impressionnant. L’ouvrage débute par une réflexion sur la définition du grand homme, sa représentation et son évolution, le rôle civique de la sculpture en place publique sans contourner la question désormais récurrente de la place des femmes. Sa première partie suit la chronologie des deux siècles. L’auteure précise les étapes classiques de l’essor du genre et son relatif déclin après guerre, avant de démontrer de manière convaincante le net regain sensible depuis trois à quatre décennies. La deuxième partie s’intéresse à la mise en place et à la signification de l’œuvre : comment et où ériger une statue ? quelles parts pour les initiatives individuelles, les structures associatives et les pouvoirs publics ? quelles procédures pour le choix des artistes et des emplacements ? que doit montrer ou signifier une statue ? avec quels attributs, attitudes et inscriptions complémentaires ? La discussion est toujours fine et intéressante. L’historienne aurait parfois pu s’autoriser à reprendre des discussions qu’elle suppose, me semble-t-il un peu rapidement, trop connues et établies : l’affaire du Balzac(1891-1897) de Rodin par exemple, érigé seulement en 1939 sur le boulevard Raspail à Paris, ou celle de Blanqui à Puget-Théniers (1905) représenté par Maillol sous la forme d’une femme nue entravée, L’action enchaînée. Affaire de choix, elle a préféré entraîner son lecteur vers des dossiers ou des œuvres moins souvent étudiés et les œuvres en question sont bien sûr évoquées.
Inaugurations
Être modelée, taillée, moulue ou fondue, puis érigée n’est que le début de la vie pour une statue. La troisième partie du livre commence par l’étude des inaugurations. Celles-ci échappent souvent – heureusement ? – au burlesque de celle du Vercingétorixà Issoire décrite par Jules Romains dans Les copains(1913), même si nous apprenons ici que celle bien réelle de Clermont-Ferrand en 1903 s’avéra tout autant scandaleuse ou réjouissante, selon les goûts de chacun. Les suites sont souvent compliquées, en tout cas moins statiques qu’on pourrait l’imaginer. Les œuvres répondent à des usages divers qui peuvent évoluer, elles sont plus ou moins popularisées par l’image ou d’autres moyens, elles sont parfois déplacées, dégradées ou détruites : bilan très complet, argumenté et mesuré ici des opérations de destruction ou de sauvegarde sous Vichy – mais aussi par la négligence ou diverses autres péripéties de l’histoire.
Au final, Jacqueline Lalouette nous convainc de l’importance de cet objet d’histoire, répandu et intimement lié à tant d’aspects de notre vie sociale, politique, économique, sociale ou culturelle, de la haute politique, de la République et de ses grandes valeurs, à la plus humble notation. Pour ne prendre qu’un seul exemple personnel relevant de cette dernière catégorie, j’ai retrouvé avec plaisir le Postillonde Longjumeau qui avait tant marqué ma grand-mère, serveuse dans une auberge de la même ville au début du siècle précédent.
Corpus socialistus
Les socialistes sont bien sûr présents dans cette histoire, avec une belle confrontation page à page du Jaurès de Gabriel Pech à Castres et du Guesde de Georgette Agutte à Roubaix. Bien entendu, le premier domine largement, avec les nombreuses sculptures qui précèdent ou accompagnent sa panthéonisation, souvent dans une veine pacifiste, puis le Front Populaire, parfois supprimées pendant la deuxième guerre mondiale, mais qui reprennent régulièrement ensuite. Quelques grands noms de l’histoire antérieure, dont les monuments n’ont pas toujours survécu, sont présents, qu’ils relèvent du domaine de la pensée ou de l’action (Fourier, Considerant, Guépin, Louis Blanc, Raspail, Barbès et Blanqui…). Les contemporains de Jaurès sont plus rares : Guesde donc, le « député à la blouse » Thivrier, le mineur Basly, le défenseur des vignerons Ferroul, le poète Jean-Baptiste Clément, auteur du Temps des cerises, un court laps de temps Lafargue à Draveil. Parmi les successeurs, outre Albert Thomas, au renom international, apparaissent quelques grands maires ou élus régionaux comme Delory et Salengro à Lille, Pressemane à Saint-Léonard-de-Noblat, Mistral à Grenoble, Tasso à Marseille, des figures de la guerre ou de la Résistance comme Félix Éboué, Marx Dormoy à Montluçon, Augustin Malroux à Albi ou Robert Buron, venu du MRP, à Laval, ainsi que des personnalités plus atypiques comme le fondateur de La Montagne, Alexandre Varenne, ancien de L’Humanitémais un peu en marge dès l’entre-deux-guerres. Léon Blum a fini par trouver sa place dans le 11earrondissement de Paris. Pour la suite, nous avons bien sûr les deux présidents Vincent Auriol et François Mitterrand, mais aussi Pierre Mendès France, qui fut radical et PSU, socialiste de culture et de référence plus que de parti, présent dans deux jardins : le Luxembourg à Paris et celui des Plantes à Angers, ce qui n’infirme pas vraiment la belle formule de Maurice Agulhon rappelée par l’auteure : « Si le macadam est souvent politique, la pelouse est plutôt culturelle ». Ajoutons les premiers ministres Pierre Bérégovoy et Pierre Mauroy, mais ce dernier est honoré à Cachan par une œuvre non figurative, donc non traitée ici, et le projet lillois n’a pas encore abouti, ainsi que l’ancien sénateur de la Guadeloupe René Toribio au Lamentin, et sans doute quelques autres. L’histoire n’est pas achevée. En attendant, Jacqueline Lalouette nous offre un panorama suffisamment vaste et éclairé pour nous permettre d’en prendre la mesure et faciliter la compréhension des évolutions à venir.
Gilles Candar