C’est émouvant de prendre, le premier, la parole pour cet hommage des socialistes à Michel Rocard. C’est surtout un honneur qu’il ait pensé à moi pour y participer. Je crois qu’il voyait, à travers ma personne, un historien.
Car Michel Rocard ne concevait pas l’action politique sans l’inscrire dans le temps long. Il avait parfaitement conscience d’être le maillon d’une chaîne qui venait de loin et devait aller loin, celle des hommes et des femmes de progrès, celle qui porte l’humanisme et qui s’est incarnée au XIXe siècle dans l’espérance socialiste.
Pour lui, il n’y avait pas d’imagination sans mémoire. Et ses grands combats se sont, pour la plupart, inscrits dans la durée. Pensons, entre autres, à la décolonisation, commencée avec l’Algérie et poursuivie, en esprit, avec la Nouvelle Calédonie, à sa farouche détermination à penser et à organiser l’Europe et le monde, à la décentralisation bien sûr, à l’économie sociale également, et à la réconciliation de la gauche et de l’économie…
Beaucoup a déjà été dit et écrit depuis l’annonce de sa disparition. L’émotion est réelle et quasi unanime. Signe d’une reconnaissance d’un apport à la vie nationale qui dépassait le cours de la politique. Mais ce consensus, s’il est agréable, ne doit pas tromper.
Michel Rocard a été un homme de combats. Il a été un militant.
Il avait pris sa première carte socialiste, à la SFIO d’alors, en novembre 1949 ! Et, cela l’a amené à assumer de multiples conflits politiques, dans le pays, avec l’extrême droite et la droite, bien sûr, mais aussi, dans son ou ses partis, au sein de la SFIO qu’il quitta pour le Parti socialiste autonome, puis le Parti socialiste unifié ; au sein du PSU avec lequel il finit par rompre en 1974 ; au sein du PS, où sa confrontation avec François Mitterrand prend parfois des allures shakespeariennes, avec le temps…
Mais, il y a manière et manière de mener un combat… Avec Michel Rocard, ce n’est pas pour « tuer ». Profondément imprégné d’éthique protestante – bien qu’agnostique – il avait la passion de convaincre – même et, surtout, pourrait-on dire, ses adversaires. Les anciens des Club Convaincre se le rappelleront !
On lui a parfois (souvent ?) reproché de n’avoir pas été assez « dur » dans l’action politique. Mais qu’est-ce qu’être « dur » en politique ? En tous cas, il n’était pas « mou » dans ses convictions ! Il les a toujours revendiquées, parfois au prix de l’isolement. C’est que, pour lui, la politique, dans une démocratie, ce n’est pas la guerre. Il faut prendre en compte ce que sont les autres, leurs croyances, leurs passions, leurs intérêts et construire des ponts dans l’intérêt général, d’une société et, tout pareillement, de l’humanité.
C’est en cela qu’il était profondément social-démocrate. Il n’a accepté le terme, pour lui-même, disons-le, qu’à la fin des années 1970. Mais, en réalité, il l’a profondément vécu. Au cœur de la crise de 1968, rappelons le, son souci était d’éviter la violence et son espoir (déçu) était d’offrir une alternative politique autour de Pierre Mendes France.
La social-démocratie, en effet, ce ne sont pas, d’abord, des techniques, ce ne sont même pas des politiques précises (leur contenu, en effet, changent avec les enjeux), c’est, d’abord, et, avant tout, une culture, celle du compromis entre des forces politiques et sociales constituées et représentatives pour tracer un chemin de progrès et de liberté. On pourrait y appliquer une pensée du grec Thucydide qui écrivait que : « De toutes les manifestations de la puissance, c’est la retenue qui impressionne le plus ! ».
Cela n’est, certes, pas facile dans la pratique, mais cela est parfaitement digne. Et Michel Rocard aurait pu dire aussi comme Jaurès, en 1903 : « Je reconnais que cette politique complexe que j’essaie de formuler dans le parti est malaisée, qu’elle nous créera à tout moment des difficultés. » Propos d’une grande lucidité… et d’une certaine actualité !
Bien sûr, dans une vie politique, s’éprouvent des variations, des inflexions, des contradictions mêmes, car les conjonctures diffèrent, les enjeux changent, les rapports de force évoluent. Mais les lignes de continuité sont apparentes.
Michel Rocard, c’est à la fois, et, tout en même temps, la volonté de s’ancrer dans le réel et de nourrir un projet pour l’homme.
Les plus grandes ambitions sociales, en effet, n’ont de sens que si les politiques mises en œuvre, particulièrement les politiques économiques, permettent qu’elles réussissent. Il aimait rappeler cette phrase de l’économiste marxiste Charles Bettelheim : « Quand on ne compte plus, c’est la peine des hommes qu’on ne compte pas ».
Le projet pour tous les hommes et les femmes, c’est celui de l’émancipation, sur tous les plans dans la vie personnelle, dans la vie au travail, dans la vie culturelle, dans la vie citoyenne.
C’est le sens profond de sa volonté que la société puisse se prendre en mains et que l’Etat – de qui on ne peut pas, de qui il ne faut pas, tout attendre – lui en donne les moyens.
Il entendait ne jamais séparer la question du « comment produire ? » de celle du « comment vivre ». Ces derniers livres se sont faits de plus en plus l’écho de cette préoccupation, l’urgence écologique lui donnant encore plus d’acuité – lui, qui en avait fait une priorité dès la fin des années 1980.
Reste une dernière question, pour ma part, que je ne saurai écarter. Le destin de Michel Rocard est-il inachevé ? On a beaucoup dit et lu qu’il a manqué le pouvoir suprême dans notre République. C’est vrai. Et lui-même l’a reconnu : il a commis des erreurs dans la tactique politique. Mais c’est oublier un peu vite, qu’il a été, sept ans aux responsabilités, dont trois ans à Matignon, Premier ministre de François Mitterrand.
Et, là, il a eu l’opportunité de faire entrer une part de ses idées dans la réalité. Or, les réformes accomplies font, pour la plupart encore partie du quotidien de la société française – et celles qui ont été controversées, parfois durement combattues, sont aujourd’hui admises largement. Les contrats de plan Etat/Région du ministre du Plan ; les quotas laitiers, que l’on regrette aujourd’hui, et la modernisation de l’enseignement agricole du ministre de l’Agriculture ; l’accord calédonien, le RMI, la CSG, la refonte de la grille de la Fonction publique, la réforme des PTT, et d’autres, du Premier ministre. Ce n’est pas mince, et l’on pourrait, évidemment, parler de tout ce qui a été initié. L’action a bien été au rendez-vous de la pensée.
Et celle-ci mérite de répéter ce que croyait Pierre Mendes France : « Toute politique n’est pas vaine, tout politique n’est pas sale » !
Alors qu’on me laisse dire, pour terminer cet hommage, que je reverrai toujours, quand je penserai à Michel Rocard, sa jeunesse d’allure, de regard et d’âme, son affabilité, son intelligence généreuse, sa camaraderie modeste et ardente.
Alain Bergounioux