L’anarchisme, comme mode de vie, façon de penser ou rapport au monde, irrigue toujours la littérature et les réflexions de philosophes à travers le monde. Quelques publications récentes en témoignent :
Alexander Ilichevsky, Les Anarchistes, Gallimard, 2022, 418 p, 23 €
Damián Tabarovsky, Une beauté vulgaire, suivi de Le bon maître, Noir sur blanc, 2022, 242 p, 21 €
Jean Vioulac, Anarchéologie. Fragments hérétiques sur la catastrophe historique, PUF, 2022, 362p, 22 €
Catherine Malabou, Au voleur. Anarchisme et philosophie, PUF, 2022, 408 p, 21 €
L’anarchisme comme image de retrait du monde existe au moins depuis les romans de Léon Tolstoï, qui a tenté de le mettre en pratique dans la Russie des années 1860. C’est dans cette tradition que s’inscrit le roman d’Alexander Ilichevsky Les Anarchistes. Un homme d’affaires, Piotr Solomine, se retire dans la campagne russe pour s’adonner à ses deux passions : la peinture et la contemplation de la nature. Dans ce lieu, il croise des personnages qui finissent par former une espèce de communauté, chacun exprimant à sa manière son refus de l’ordre établi. Katia, sa concubine, qui souhaite vivre au jour le jour, dédaigne les contraintes du quotidien par la recherche de paradis artificiels. Tourtchine, qui espère transformer le monde par l’action publique, multiplie les discours et les constructions intellectuelles sur la société libérale contemporaine. Le prêtre Evmeni cherchant lui dans le dialogue avec le divin un monde sans intermédiaire. Chacun des personnages livre à sa manière une définition de l’anarchisme et aussi, et peut-être surtout, une manière de condamner le pouvoir en Russie.
Ce refus du monde est présent à l’autre bout de la planète, en Argentine, avec l’ouvrage, qui réunit deux romans, de Damián Tabarovsky. Riche en inventions narratives, l’auteur explore la relation entre des chiens et leur maître pour décrire le monde et se replonger dans le Buenos Aires des utopies de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle. Condamnation sans appel de l’uniformisation libérale et de la marchandisation, il est aussi une exaltation des rêves ouvriers, quand sa ville débordait d’imagination pour trouver d’autres futurs. Une feuille portée par le vent permet de voir une ville transformée, défigurée par des bâtiments militarisés, dont la mémoire semble avoir été effacée. C’est dans le deuxième texte qu’il fait revivre une autre ville faite d’une contre-société animée où les petits bars sont des lieux de rencontre des ouvriers imaginant un autre monde.
Relectures et redéfinitions des idées libertaires
Dans ces temps fluctuants, les réflexions sur la redéfinition des concepts politiques touchent toutes les idées. Depuis le tournant des années 2000, une réflexion sur le post-anarchisme se développe. Des universitaires libertaires comme Daniel Colson, Vivian Garcia, Thomas Ibanez débattent par livres et articles interposés de l’anarchisme d’hier à aujourd’hui. Les philosophes Jean Vioulac et Catherine Malabou proposent des relectures et des redéfinitions des idées libertaires à travers des concepts philosophiques empruntés à des auteurs qui ne se définissent pas comme libertaires.
Jean Vioulac en deux parties (histoire et catastrophe) et seize chapitres cherche à montrer que la Révolution industrielle a généré une catastrophe globale dont nous vivrions les derniers temps. C’est par un détour par le passé, comme les sociétés primitives chères à Pierre Clastres, qu’il explique ce retour à l’anarchisme comme expression des révoltes massacrées et qu’il serait possible de s’y opposer et de trouver de nouvelles voies. Étonnant, l’auteur pour définir son sujet n’utilise aucune référence au mouvement libertaire traditionnel, comme si le mot suffisait à définir la contestation.
Tel n’est pas le cas de Catherine Malabou qui, en huit chapitres, propose de relire l’anarchisme à travers les œuvres de philosophes aussi différents qu’Aristote, Levinas, Foucault, Derrida ou Rancière, décelant chez chacun d’entre eux une perception voire parfois une analyse anarchiste. Le non gouvernable est introduit par la lecture d’Aristote et aboutit à l’analyse de Michel Foucault sur le biopolitique. Elle poursuit par une réflexion sur le part du rêve anarchiste que récuse le philosophe spécialiste des mondes amérindiens, Reiner Schürmann, qui y voyait une impossibilité d’exprimer une philosophie libertaire. Elle voit dans l’œuvre de Levinas une expression d’un anarchisme non politique, mais inspirée du principe de résistance au gouvernement. Puis reprenant la distinction que fait Derrida du pouvoir et de l’État, elle estime que son œuvre permet de voir les impensés libertaires sur les rapports de domination et donc de faire émerger une nouvelle forme de définition de l’anarchisme qui se retrouve chez Foucault et Rancière notamment dans leur réflexion sur les formes de désobéissance.
Elle pousse les paradoxes jusqu’à prendre des exemples comme le comportement anarchiste d’un Donald Trump ou de la ministre du numérique à Taïwan, ancienne égérie de la bataille pour les logiciels libres. Certes, elle les récuse, rappelant qu’il n’y a rien à attendre d’en haut. Si l’axe principal de l’ouvrage repose la question du gouvernemental, il reste plusieurs autres aspects, comme le « refus de parvenir » si cher aux syndicalistes libertaires, de l’articulation avec les luttes sociales ou de sa dimension éducative. Son Au voleur s’inspire finalement involontairement des travailleurs de la nuit, cherchant à récupérer des auteurs initialement non libertaires…
Sylvain Boulouque