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L'OFFICE UNIVERSITAIRE DE RECHERCHE SOCIALISTE
 
Bergounioux / Eric Hobsbawm / L'OURS 441
Hobsbawm, Marx au poing,

par ALAIN BERGOUNIOUX

à propos du livre de Eric Hobsbawm, Et le monde changea. Réflexions sur Marx et le marxisme de 1840 à nos jours, Ed. Jacqueline Chambon, 2014, 492 p, 28 €

article paru dans L’OURS n°441 (septembre-octobre 2014), p. 6

Cet ouvrage recueille un grand nombre des études qu’Eric Hobsbawm, un des plus importants historien marxiste britannique, a consacrées tout au long de sa carrière de 1956 à 2009 à Marx et à Engels eux-mêmes et à l’histoire du marxisme. Cette réflexion a nourri ses travaux et ses engagements. Elle est évidemment dominée par la question de l’échec du communisme qui, pour les articles écrits après 1989, sous-tend inévitablement les interrogations rétrospectives. Quel a été le rôle de la pensée de Marx et d’Engels dans la chute du communisme – et, tout autant, dans l’extension formidable des partis socialistes, qu’il intègre, à son travail, des partis et des régimes communistes ?


Eric Hobsbawm ne dresse pas une barrière étanche entre la pensée et l’action. Car Marx avait voulu passionnément « transformer » le monde et pas seulement « l’interpréter ». C’est pour cela que la première partie du livre est consacrée à une analyse de l’œuvre même de Marx et d’Engels. La seconde veut rendre compte des évolutions du marxisme et de la manière dont il a été reçu et compris au fil des décennies dans les différentes parties du monde, même si l’essentiel des analyses concerne les grands pays et partis européens (la Chine étant ainsi très peu évoquée).

L’apport de Marx au socialisme
L’étude des socialismes pré-marxistes est particulièrement éclairante. Car elle permet de mettre en évidence ce qu’a été l’apport propre de Marx et d’Engels. Hors l’idée commune de l’association qui s’oppose à l’individualisme libéral, la diversité a été extrême. De nombreux travaux historiques en ont fait l’inventaire. Marx a néanmoins reconnu une dette vis-à-vis des « grands utopistes », tout particulièrement Saint-Simon et Fourier ; tandis qu’Engels a codifié les trois sources d’inspiration de leur œuvre, le socialisme français, l’économie politique anglaise, avec Ricardo et ses disciples, la philosophie allemande, avec Hegel avant tout, avec qui et contre qui Marx a pensé. Bien des éléments de ces doctrines et des expériences ont été incorporés à l’œuvre. Mais, comme le marque fortement Eric Hobsbawm, les différences – elles sont majeures – tiennent à ce qu’ils ont bâti une critique complète du capitalisme, une philosophie de l’histoire (le « matérialisme historique »), permettant d’interpréter chaque moment, une doctrine d’action, qui fait du prolétariat l’agent de l’histoire. Et, tout cela a été constitué dès la rédaction du Manifeste, en 1848, à qui un article pénétrant est consacré.

Pour l’historien, cependant, l’essentiel tient au politique. Pour la plupart, les socialistes, avant Marx, concevaient une société composée de groupes de producteurs plus ou moins indépendants, sans l’existence d’une bourgeoisie capitaliste, soutenus – comme chez Proudhon – par un crédit mutuel, encouragé par un État fédéraliste. Marx et Engels, en revanche, ont marqué peu d’intérêt pour ce que serait la société socialiste future – leur objectif était presque exclusivement le moment révolutionnaire. Et leur tâche essentielle écrit, à raison, Eric Hobsbawm a été d’aider à transformer un mouvement ouvrier fragmenté en un mouvement de classe, en faisant un « parti » séparé des autres, pour conquérir le pouvoir politiquement et abolir le régime de propriété capitaliste. Et, pour cela, la théorie du capitalisme et de ses crises – qui a demandé les plus grands efforts de Marx – a été une aide précieuse. Elle a donné des certitudes aux militants. Elle a été une caution « scientifique » dans un siècle qui croyait au progrès et faisait de l’usage de la raison la base de toute action humaine. Cela permet à l’auteur de souligner l’héritage ambigu de Marx. D’abord, parce qu’il a laissé une œuvre inachevée. Mais, surtout, parce qu’il y avait une dualité dans son œuvre, entre sa part déterministe, qui pensait établir une marche assurée de l’histoire, et sa part volontariste, qui faisait de la classe ouvrière l’agent opérateur de cette histoire. Le paradoxe fut que Marx et en large partie Engels – même si dans sa vieillesse il dut affronter une nouvelle réalité, celle des partis socialistes « réellement existants » – qui donnaient, finalement, un rôle crucial à la politique, n’ont pas prêté attention aux structures politiques institutionnelles ou partisanes, et n’ont pas donné de ligne de conduite à leurs successeurs ni pour l’organisation d’une économie socialiste, ni pour le rôle de l’État.

Marx et ses interprètes
C’est pour cela qu’au fur et à mesure que l’influence des idées marxistes a crû, les interrogations et les querelles d’interprétation n’ont pas cessé. Les publications disponibles ne se sont diffusées que lentement. Le Capital ne sera édité, en France, en pièce séparée, qu’en 1895. Il ne faut pas oublier la barrière de la langue – l’allemand – dans de nombreux pays. Un fait décisif fut la prééminence acquise à la fin des années 1890. Sous son magistère – légitimée, sinon guidée jusqu’en 1895, par le vieil Engels – une vulgate s’est forgée et a été reprise dans nombre de partis continentaux. Évidemment, le marxisme n’a pas éliminé les influences idéologiques antérieures. Le républicanisme a nourri le socialisme français – comme le manifeste la synthèse jaurésienne. Les idées anarchistes – particulièrement celles de Proudhon – ont été au cœur du syndicalisme révolutionnaire dans l’Europe d’avant 1914. Mais les idées marxistes ont exercé un ascendant intellectuel et politique indéniable, même si elles n’ont pas partout été hégémoniques. Un réformisme socialiste non marxiste a dominé le travaillisme britannique. Eric Hobsbawm dresse un tableau pays par pays, parti par parti. Il analyse également les conditions de cette influence, avec la place des intellectuels et une première intégration dans les sciences sociales. L’auteur ne mésestime pas l’importance de la crise révisionniste. La victoire de l’orthodoxie ne cache pas que le réformisme pratique gagnait les grands partis de l’ouest de l’Europe, la situation étant évidemment différente dans les pays autoritaires comme la Russie. L’unité du mouvement socialiste, malgré le ciment que représentait les idées marxistes, était fragile.

Marxisme et communisme
La crise de l’été 1914 le montra. Mais, en même temps, la guerre et la révolution russe changèrent la donne. L’historien de L’Age des extrêmes donne toute sa mesure dans l’analyse du devenir du marxisme jusque dans les années 2000. Ce furent les années 1930, pour l’auteur, qui ont vraiment installé le marxisme comme une idéologie majeure. Il faut y voir, bien sûr, le rôle de l’URSS qui a diffusé une version internationale, « standardisée » dit l’auteur, en fait « stalinisée ». Mais, pour l’Europe, la crise traumatique du capitalisme a été autant et plus décisive, discréditant le capitalisme libéral, alors que l’URSS paraissant échapper à la crise économique (mais pas à la crise politique – et cela Eric Hobsbawm en parle peu). L’antifascisme a eu un effet d’appel important pour nombre d’intellectuels – d’autant que la défense de la démocratie a amené les Fronts populaires à reprendre les valeurs traditionnelles des Lumières. Ceci a contribué à marquer le caractère dogmatique du marxisme mécaniste qu’imposait le communiste soviétique. Eric Hobsbawm ne cache pas les contradictions de cette période et analyse les lignes de fracture qui divisent les « marxismes » en présence – qui éclatent lors de la guerre d’Espagne. On regrettera cependant que l’étude du marxisme des partis socialistes et sociaux-démocrates soit très peu évoquée. Certes, il se mélangeait avec d’autres idéologiques laïques ou religieuses, mais la plupart des partis socialistes continentaux se réclamaient du marxisme. Pensons à Léon Blum, par exemple, mais aussi à la progression de l’influence marxiste en Angleterre, avec la conversion des Weeb à la défense de l’URSS. À juste titre, l’auteur consacre un chapitre intéressant au renouvellement qu’a opéré Gramsci dans la pensée marxiste – qui n’a eu une influence qu’après 1945. Il aurait été utile également de mener une réflexion sur Otto Bauer et ce qu’a représenté l’austro-marxiste après 1918 ou sur Rudolf Hilferding, théoricien du SPD dans les années 1920.

La dernière partie de ces études porte sur le destin du marxisme après 1945 jusqu’à la fin du XXe siècle. Les premières décennies ont vu l’extension la plus grande de l’influence des idées marxistes, présentes fortement dans les universités et la recherche, et portées par la croissance quantitative des milieux étudiants, mais au prix d’un pluralisme accentué. La déstalinisation a inauguré la crise du marxisme soviétique, d’autres modèles s’imposent dans le monde, le maoïsme particulièrement, une radicalisation libertaire secoue les pays capitalistes dans les années soixante. Une « nouvelle gauche » fait face aux partis communistes et influence partiellement les partis socialistes. Trois phénomènes majeurs ont affecté l’ancien marxisme : les transformations du capitalisme d’abord, dans les « trente glorieuses », l’importance de la critique culturelle de la société de consommation, les changements dans les bases sociales du marxisme avec la perte de centralité de la classe ouvrière et l’affirmation des mouvements sociaux. Le succès intellectuel de masse et du marxisme a atteint son apogée dans les années 1970. Mais il ne représentait déjà plus un réel ciment. La chute de l’URSS et la conversion de la Chine au marché ont précipité un déclin rapide. Même si la remise en cause était déjà sensible, le marxisme a paru ne pas pouvoir survivre à l’échec des régimes qui se réclamaient de lui. Cela a correspondu, en Europe de manière sensible, à l’effacement des générations qui avaient connu la guerre et l’antifascisme. Nous sommes entrés, depuis la fin des années 1980, dans « l’âge du scepticisme » où les grandes théories qui prétendent comprendre la marche de l’histoire n’ont plus cours. La prise en compte des problèmes de l’environnement a miné l’idée de progrès que portait le marxisme.

Faut-il exclure Marx du XXIe siècle ?

Et pourtant, la grande crise de 2008 redonne une actualité à l’analyse critique du capitalisme. Dans les trois dernières années de sa vie, l’historien a pu en mesurer la gravité et réaffirmer sa conviction que le capitalisme ne peut pas apporter les réponses aux défis du XXIe siècle. Mais, lui qui avait vécu les années 1930, dans son article conclusif, n’exclue pas la possibilité d’un glissement politique brutal vers des extrêmes droites radicales nationalistes, xénophobes ou vers des fondamentalismes religieux. Dans le fond, nous sommes aujourd’hui devant le même problème qu’ont eu nombre d’interprètes de Marx – hormis les dogmatiques – à savoir tirer de l’analyse critique du fonctionnement et des tendances du capitalisme des politiques qui soient fidèles à l’espoir soulevé et ne le détruisent pas… C’est une question qu’Eric Hobsbawm a toujours répugné de poser dans sa clarté. N’avoir pas voulu prendre réellement en considération l’apport propre de la social-démocratie, et mettre le signe égal entre les échecs du communisme et les difficultés de la social-démocratie n’aide pas à la solution du problème. Cela n’ôte rien à l’intérêt des analyses contenues ici, mais rappelle que la nature des questions que l’on pose à l’histoire a toute son importance…

Alain Bergounioux
 

 
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