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L'OFFICE UNIVERSITAIRE DE RECHERCHE SOCIALISTE
 
L'OURS, les leçons du Chili
« Y a-t-il une leçon à tirer du drame chilien ? »
Cahier & Revue de l’Ours n° 47 février 1974


Le régime du président Allende étant tombé sous les coups d’un putsch militaire, il apparaît normal de considérer que le problème de la défense d’un régime en marche vers le socialisme se pose à l’évidence et en premier lieu.

Il s’est posé au Chili, il peut se poser partout où la lutte des classes atteint un degré tel qu’elle devient insupportable au bloc capitaliste, national comme étranger. Cette éventualité est donc prévisible dans tous les pays et il serait dangereux de la rejeter sur le sous-développement ou des erreurs tactiques d’un homme ou d’une équipe. En effet, ce qui rendait presque inévitable le putsch au Chili est bien la nature de l’armée, son recrutement et ses rapports avec l’État.

L’armée, en grande partie de métier, était par beaucoup de ses cadres issue de la petite bourgeoisie. Il serait trop facile de la considérer en bloc et de l’enfermer dans un schéma social qui en ferait le bras séculier d’une seule classe et d’un seul clan. L’armée chilienne, comme les autres, contient des éléments divers. C’est d’ailleurs elle qui a subi, en son sein, les premiers effets de la répressions de la Junte. Cependant, il n’en est pas moins vrai que c’est elle qui a été l’instrument de l’élimination du régime du président Allende. A-t-elle suivi un réflexe de défense de caste ? Le président Allende, en destituant lui-même, et bien qu’il en ait eu constitutionnellement le droit, un certain nombre de généraux qu’il jugeait favorables à une insurrection, a certainement choqué beaucoup de militaires voyant toujours d’un très mauvais œil un civil (même chef de l’État) prendre des décisions les concernant. Même si le putsch du 11 septembre eut lieu quelques jours après cette décision, on ne peut en voir là la cause essentielle dans la mesure où l’idée et même la préparation minutieuse du coup de force étaient effective depuis longtemps.

Si l’armée a été l’instrument du putsch, c’est bien que ses éléments insurrectionnels savaient correspondre à une volonté ferme d’une part et pouvoir bénéficier d’appuis extérieurs d’autre part. Ces deux éléments manquaient avant la période d’août-septembre 1973, et tout putsch était alors voué à l’échec, même si le désir de certains poussait au coup de force. Si la droite chilienne, avec la bénédiction sinon l’aide des USA, a appelé l’armée, ce n’est pas en fonction des réalisations sociales du gouvernement Allende : dès 1970, l’idée du putsch est acquise. Si cette idée n’a pu se concrétiser alors, c’est bien parce que les rapports internes à l’armée ne le permettaient pas. C’est cette même diversité qui a permis l’action du gouvernement Allende. Mais le rapport n’a jamais été entre partisans de la droite et officiers socialistes, sur lesquels le gouvernement aurait pu s’appuyer pour continuer la marche au socialisme, les opposant aux représentants militaires des forces capitalistes. Il opposait, au début, les légalistes en tout état de cause, et ceux qui ne le sont que pour défendre leurs privilèges. Mais cela signifie que le président Allende ne pouvait compter sur les premiers que pour appliquer la légalité que lui avaient léguée les régimes précédents. Il était ainsi enfermé dans un cadre dont il ne pouvait se dégager sans trouver contre lui, non plus uniquement des officiers de droite, mais bien toute l’armée. Le dernier épisode à propos du référendum qui aurait en partie réglé le différend entre le président et la Chambre des députés montre bien les hésitations d’Allende face aux réticences de tous les cadres militaires.

Comment trouver une force militaire capable de défendre un régime nouveau sinon dans les rangs de ceux qui sont à la fois les auteurs et les garants de sa construction : les ouvriers.

Cela signifie-t-il du même coup qu’un gouvernement qui veut réellement engager un pays – quel qu’il soit – dans la voie du socialisme doive armer le peuple et opposer du même coup l’armée populaire à une autre qui ne le serait pas ?

Cette solution provoquerait un affrontement immédiat et tendrait à refaire l’unité de l’armée contre le peuple. L’affrontement, nécessairement sanglant, ne tournerait, de plus, certainement pas à l’avantage d’une armée populaire ne possédant pas d’armes modernes et n’étant pas suffisamment entraînée.

La solution est de rendre l’armée au peuple en la transformant pour qu’elle retrouve sa fonction principale : défendre la souveraineté populaire de toute atteinte, qu’elle provienne de l’étranger ou de l’intérieur. Cette transformation ne pourra être complète tant que le pouvoir d’État restera aux mains de la minorité capitaliste qui cherche à utiliser l’armée pour la défense de ses intérêts. On peut cependant éviter qu’elle ne soit totalement accaparée par la seule bourgeoisie. L’importance et l’attitude du contingent lors du putsch des généraux montrent combien cela est possible, même si ces possibilités sont limitées à l’heure actuelle. Encore faudrait-il que les militants socialistes abandonnent l’antimilitarisme confortable pour leur cause qu’ils empruntent à tort à l’internationalisme, fond de leur philosophie. L’internationalisme se conquiert et se défend. Il faut se souvenir qu’il convient quelquefois de priver de liberté les ennemis de la liberté .

L’échec du régime d’Allende montre que ce n’est pas le légalisme de l’armée qu’il faut rechercher, mais la capacité de défendre un régime nouveau. Lier l’armée par les institutions ne suffit pas s’il n’y a pas lien de classe. Petite bourgeoise, l’armée chilienne l’était dans la majorité de ses cadres, qu’ils jouent le jeu de la légalité ou qu’ils la refusent.

Il est naturel qu’elle ait suivi l’évolution de celle-ci. Alliée du prolétariat, puis fossoyeur du socialisme. Comme cette évolution nous ramène à nos débats français (et européens) sur la nécessaire alliance avec les classes moyennes ! Combien de débats cela nous rappelle-t-il, dans la gauche française et dans le PC italien, par exemple.

Le premier point qu’il faudrait peut-être éclaircir entre nous, enfin avec sérieux, est une définition de ce qu’on nomme trop facilement les classes moyennes. Travailleurs indépendants, mais aussi cadres moyens salariés, ayant abandonné, ou n’ayant même jamais eu conscience de classe, elles forment des catégories socialement difficiles à définir et politiquement flottantes. C’est ce caractère incertain qui les rend à la fois dangereuses et attirantes. S’étant souvent dégagées des conditions de vie et de travail du prolétariat, elles possèdent souvent le signe de celui qui ne se salit pas les mains à la chaîne et peut se jouer à lui-même le personnage du bourgeois. Mais, exclus de l’accumulation du capital et du pouvoir réel, il arrive que l’écran de fumée se déchire et que ces classes moyennes prennent une fugitive conscience de leur véritable rôle et de leur situation réelle. Ce choc peut les amener aux côtés du prolétariat en lutte, ou, quand elles refusent la réalité, les lancer dans une réaction fasciste. Schéma qui n’est pas propre au Chili et pas nouveau dans l’histoire. Partant de là, que le système capitaliste ait souvent assez de force pour permettre à une droite intelligente de donner à la petite bourgeoisie l’impression de la prospérité et du pouvoir, et l’on verra « la majorité silencieuse » se cantonner dans un conservatisme béat. Que les signes de crises apparaissent, et la gauche démontrera vite à cette petite bourgeoise qu’elle se fourvoie et que sa place est à ses côtés. C’est au fond un jeu de bascule que beaucoup semblent affectionner (en France, en Italie et ailleurs) et qui fait de la petite bourgeoisie, classe sans conscience, l’arbitre de la lutte de classe.

Certains voient peut-être là la signification d’un mot à la mode : l’alternance. Mais le jeu est-il vraiment jouable, pour qui veut transformer réellement la société ? Si, comme tout socialiste conséquent, nous pensons que l’évolution même du système capitaliste conduit de plus en plus à la prolétarisation d’un nombre croissant de travailleurs jadis indépendants, notre tâche est alors de développer chez eux la conscience de la classe qu’ils viennent de rejoindre. Cela signifie que l’analyse de classe de notre société ne peut se figer autour d’un noyau qui serait le prolétariat au sens où on l’entendait encore au début du siècle, quitte à y ajouter progressivement des « alliés » (c’est ainsi que le PCF parle de la classe ouvrière et de ses « alliés », et que par conséquent il se permet de se penser lui-même comme représentant des « alliés »), mais bien de considérer la classe ouvrière comme évoluant au rythme de l’évolution du capitalisme.

Un parti socialiste (chilien ou autre) n’a donc pas à préserver on ne sait quelle particularité des classes moyennes. S’il en était ainsi, il ne pourrait s’agir effectivement que d’une alliance électorale, sur un programme donné et non d’un type de société. C’est la fragilité de cette alliance, révisable à tout instant, qui fait des représentants de la classe ouvrière les prisonniers d’une catégorie petite bourgeoise qui peut jouer le chantage et les poignarder quand elle le veut. Comment comprendre autrement la chute du président Allende si ce n’est par le lâchage de la petite bourgeoise ? Si l’armée fut l’instrument du coup d’État, la Démocratie chrétienne, représentation politique de la petite bourgeoisie, en fut le cerveau ; même si aujourd’hui, et par sa faute, ce cerveau n’a plus le droit de penser. Est-ce à dire qu’Allende ne s’était pas assez attaché les classes moyennes ? Une réponse positive nierait à la fois les faits chiliens et la logique même du système capitaliste. Il n’y a pas d’alliances avec les classes moyennes, car ces classes n’ont pas d’existence en tant que telles. Ce serait bâtir une stratégie politique sur une illusion et ne voir dans la révolution que l’exercice d’un pouvoir qui nous échapperait. La question relative à la nécessité de l’alliance avec les soi-disant classes moyennes ne se pose que pour ceux qui jouent le jeu : la légalité imposée par la bourgeoisie. C’est-à-dire qui veulent gouverner peut-être ; bâtir une société socialiste, certainement pas ! Que signifie s’engager dans une voie socialiste sinon refuser de continuer à jouer ce jeu ?

Dès lors se pose le problème, aussi vieux que la lutte socialiste elle-même, de savoir si une transformation révolutionnaire peut se faire à partir et dans la légalité bourgeoise. Une schématisation extrême dans le mouvement ouvrier a réduit ce problème à celui de la lutte insurrectionnelle opposé au combat démocratique. Ainsi a-t-on, pendant des années, opposé accession au pouvoir par une volonté majoritaire et révolution. On confondait le but et le moyen. Mais surtout, là encore, une confusion de termes provoque une confusion dans les idées. Comment en effet peut-on croire qu’une insurrection peut réussir si elle ne s’appuie pas en même temps sur une volonté, non encore exprimée, de la majorité. L’histoire nous montre, à ce sujet, deux exemples d’insurrections : la Russie de 1917 et la Commune de 1871. Lénine a pu engager la Russie dans la construction d’une société nouvelle parce que le petit groupe de bolcheviks qui prit le Palais d’Hiver, en octobre 1917, avait su incarner la soif de paix et de terres des paysans russes. La Commune de Paris s’est achevée dans un bain de sang et cela montre la bourgeoisie française comme l’une des plus cruelles. La Commune resta isolée et ne fut qu’une insurrection. La violence de l’acte insurrectionnel n’est pas un élément de la réussite révolutionnaire. À l’inverse, ce n’est pas parce qu’une volonté majoritaire porte un parti socialiste au gouvernement que les réformes de structure deviennent du même coup possibles. Encore faut-il que cette majorité soutienne les partis qu’elle a portés au pouvoir pendant le processus révolutionnaire. Pour cela, les partis révolutionnaires doivent d’une part savoir eux-mêmes ce qu’ils feront une fois parvenus au pouvoir, d’autre part, exposer clairement aux électeurs la signification de leur prise de pouvoir.

Savoir ce que l’on va faire au pouvoir, c’est, en France, engager avec tous les mouvements politiques et syndicaux une discussion non seulement sur les mesures immédiates de gouvernement, mais également sur la conception que nous avons de la société socialiste que nous voulons construire. Le mouvement ouvrier français est divisé depuis 1920 sur des problèmes de conception du socialisme (même si les mêmes termes sont employés par les socialistes et les communistes). Or, le socialisme ne pourra se construire en France que dans et par l’unité des organisations politiques de la classe ouvrière. Comment retrouver cette unité si l’on n’aborde pas sincèrement les problèmes qui nous ont divisés et nous divisent encore. Vouloir l’unité de la gauche en refusant un tel échange permanent entre toutes les organisations ouvrières, et à ce niveau fondamental, est non seulement un leurre ou une hypocrisie, c’est également s’engager à coup sûr dans une impasse. L’unité populaire chilienne s’était faite à partir d’un programme accepté par toute la gauche, mais laissant de côté toute discussion idéologique. Aujourd’hui, tous les observateurs s’accordent à penser que le manque d’homogénéité de la coalition d’Unité populaire est l’un des éléments importants de son échec. Cette sanglante démonstration ne suffirait elle pas ?

Volonté clairement exprimée, unité véritable de la classe ouvrière apparaissent comme des conditions nécessaires aux transformations révolutionnaires. Ce sont ces conditions qui permettront de casser les résistances du cadre bourgeois. Car, construire le socialisme, c’est d’abord casser le système capitaliste. Pour que la société bourgeoise se construise progressivement tout au long du XIXe siècle, il a fallu l’acte destructeur de la nuit du 4 août. C’est à ce niveau, et à ce niveau seul, que se pose le problème de la légalité : ni un faux débat entre insurrection et voie démocratique majoritaire, ni fausse opposition entre réforme et révolution, mais volonté d’affirmer que la première nécessité pour un gouvernement socialiste est de casser un système pour en construire progressivement un nouveau.

C’est également dans cette optique que l’accession d’un parti socialiste est envisageable. Ce qui implique qu’il se trouve dans des conditions objectives favorables, mais surtout qu’il soit un instrument efficace. C’est en ce sens que nous affirmons que, socialistes, nous ne nous engageons pas dans une course au pouvoir; Tant que les conditions d’une construction socialiste ne seront pas réunies, nous ne prendrons pas de responsabilités gouvernementales qui ne sont pas les nôtres. Nous avons, auparavant, de lourdes tâches : amener les travailleurs à la volonté de lutter.
Les démacrates en deuil, septembre 1973
Les démacrates en deuil, septembre 1973
 

 
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