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L'OFFICE UNIVERSITAIRE DE RECHERCHE SOCIALISTE
 
Suzanne Buisson (1883-1944)
Trois témoignages sur Suzanne Buisson (1883-1944)

Suzanne et Georges Buisson, par Léon Blum (1946)
Une héroïne socialiste. Notre Suzanne Buisson, par Daniel Mayer (1950)
Suzanne Buisson, héroïne authentique, par Marthe Louis-Lévy (1954)
SUZANNE ET GEORGES BUISSON
Par Léon Blum
Le Populaire, 2 février 1946.

Ainsi, nous avons perdu Georges Buisson ! Les médecins nous nommeront sans doute la maladie qui a fini par l’emporter.

Tous ses amis savent qu’il est réellement mort de chagrin. Il n’a pu tolérer plus longtemps sans l’usure de sa résistance physique l’affreux supplice moral qui le torturait. Il savait bien qu’il n’existait plus pour lui de chance humaine de revoir jamais Suzanne, que toutes les femmes portées vivantes étaient revenues, et non pas elle, que ce silence absolu, prolongé neuf mois durant depuis l’effondrement de l’Allemagne, signifiait évidemment la mort. Mais cette mort, il se refusait à en admettre seulement l’idée. Tout se passait comme si par la persistance d’un amour et d’une foi désespérément tendus il avait pu abolir ou transformer la réalité qu’il s’obligeait à rejeter. Et il a consommé ce qui lui restait de forces dans ce débat affreux avec lui-même.

Tous ceux qui avaient été les amis de Suzanne et de Georges participaient de leur mieux à cette fiction. Quand on était avec Georges, on ne prononçait pas le nom de Suzanne, On n’osait pas en parler comme d’une vivante; on ne voulait pas en parler comme d’une morte. Ici même, dans ce journal, nous nous taisions ; nous avons volontairement différé l’hommage de notre affection et de notre peine plutôt que de reconnaître le fait accompli. C’est d’aujourd’hui seulement que nous nous sentons le droit de la compter parmi nos martyrs et nous les perdrons tous les deux ensemble, Pauvre Georges ! Pauvre Suzanne! Comme ils ont souffert tous les deux !

Avant la guerre chacun dans le Parti respectait et admirait Suzanne comme un modèle. Elle était la militante accomplie, exemplaire, à qui le Parti peut tout demander, qui ne recule jamais devant aucune charge, qui d’ailleurs est apte à les remplir toutes par le caractère vraiment absolu du dévouement et du désintéressement. Mais des crises comme celles de la déroute et de la résistance agissent sur les êtres avec un étrange pouvoir de révélation. Chez des hommes que l’on croyait forts et purs on a vu apparaître la faiblesse ou la bassesse. Chez cette femme exacte, laborieuse, méthodique, modeste jusqu’au scrupule, une véritable héroïne s’est levée soudain. Parmi les noms qu’aucun socialiste de France n’aura le droit d’oublier jamais, car ils sont liés à la résurrection de notre parti en même temps qu’à 1a libération de la patrie, celui de Suzanne Buisson figure au premier rang. Dans la vie normale du Parti elle n’avait hésité devant aucune tâche ; dans la lutte clandestine, elle n’a reculé devant aucun danger. Le dévouement s’est haussé jusqu’à la plus téméraire intrépidité ; le désintéressement jusqu’au plus pur sacrifice. Et c’est bien par un sacrifice volontaire, en s’exposant sciemment pour avertir à temps un camarade d’un piège tendu par la Gestapo, qu’elle a finalement donné sa vie.

Pendant l’intervalle assez court où la porte de Bourassol fut un peu moins strictement fermée, Suzanne est venue plusieurs fois m’y voir. Elle venait de cette maison de Lyon dont Georges et elle avaient fait un des centres actifs de la Résistance, – poste de commandement et lieu de refuge tout à la fois. Elle arrivait un peu accablée et essoufflée par la longue marche depuis Riom. Nous n’avions jamais que deux sujets de conversation, ou plutôt qu’un seul tant leur liaison était étroite dans notre esprit : le pays à délivrer, le Parti à refaire. Elle me tenait au courant de son travail, mais elle me cachait en partie les dangers auxquels elle s’exposait et je n’ai connu que longtemps après, à mon retour d’Allemagne, quelques-unes de ses aventures les plus téméraires. Puis à l’heure fixée, toujours la même dans son apparence, elle se levait, repartait pour l’aventure, et nous nous embrassions sans mot dire en pensant que c’était pour la dernière fois.

Nous ne les reverrons plus, ni elle, ni Georges. Leurs deux noms s’ajoutent à la longue liste funèbre…L’humanité, depuis qu’elle existe, a toujours payé du meilleur de son sang chaque pas vers sa délivrance.

Léon Blum
Une héroïne socialiste. Notre Suzanne Buisson
par Daniel Mayer
Article paru dans Evidences, en décembre 1950
Repris dans le n°5, avril 1951 du Vétéran socialiste

Suzanne Buisson ! Quand je remonte aussi loin que je le puis dans mon passé de militant socialiste, je retrouve toujours son visage. Et il incarne pour moi la totalité des qualités – je n’ose écrire des vertus – que l’on est droit d’attendre d’un être complet.

Née à Paris le 19 septembre 1883, Suzanne Lévy, fille de commerçants – ils étaient fournisseurs de marchands de mode en gros – faisait encore ses études au lycée de Dijon lorsque l’injustice du monde l’a frappée. Elle devait avoir seize ou dix-sept ans lorsqu’elle se rendait à l’insu de ses parents d’abord, contre leur volonté ensuite, dans les universités populaires, aux assemblées syndicales, puis aux réunions du Parti socialiste ouvrier révolutionnaire auquel elle devait bientôt adhérer et qui, par l’unité de 1905, la conduisit à la SFIO qu’elle ne devait jamais quitter.

C’est, je crois bien, dans une salle enfumée et studieuse d’une université populaire qu’elle devait connaître Gibault, avide comme elle d’apprendre, de savoir, et aussi de partager, aussitôt avec les autres les connaissances ainsi acquises. Ils devaient s’aimer. Une fillette naquit, Huguette, qui devait plus tard
devenir la femme de Salomon Peskine, fils de Jacques Peskine, un des leaders du « Bund » qui lui non plus ne devait pas rentrer de déportation. Les tout premiers mois de la guerre 1914 devaient faire de Suzanne Gibault une veuve, jeune maman éplorée et sans expérience. Et trente ans après
le regard doux et bon de notre amie s’embuait encore en évoquant le premier compagnon, le premier amour d’une jeunesse enfuie.

Employée dans une maison de dentelle en gros de la rue du Sentier, Suzanne fidèle à l’idéal, est une active syndicaliste. Son travail, son enfant, le bureau de la Chambre syndicale des employés de la région parisienne l’occupent tour à tour ou simultanément.

Archiviste à la fédération nationale des syndicats d’employés, elle y rencontre souvent son secrétaire général, Georges Buisson qui devait devenir le père des Assurances sociales françaises, et l’un des plus actifs, des plus sûrs, des plus fidèles adjoints de Léon Jouhaux au secrétariat de la Confédération générale du travail. Georges Buisson est seul, seul avec trois filles qui ont besoin d’une mère. En épousant Georges Buisson, en élevant quatre filles au lieu d’une, sans pour cela quitter le travail rémunérateur, Suzanne Lévy sera cette mère attentive et douce, aimante et bonne.

Elle le demeurera jusqu’au bout.

Ce n’est pas seulement parce que son salaire est nécessaire à la vie du ménage que Suzanne Buisson continue de travailler. C’est
parce que cela correspond à sa conception du mariage,
de la vie, du rôle de la femme dans la société.

Elle connaît les difficultés de l’existence des femmes dans le monde moderne et tous les aspects de leur émancipation la passionnaient. Mais Suzanne Buisson savait que cette émancipation de la femme ne sera obtenue, en même temps que l’émancipation de l’homme, que par la transformation de structure économique du monde. Et c’est pour cela qu’elle était totalement, complètement, absolument socialiste. « Tous les problèmes, tous les développements, tous les raisonnements aboutissaient pour elle à la nécessité de réaliser le socialisme. »

Et il ne s’agissait pas pour elle de n’importe quel socialisme. Elle était farouchement hostile à la déviation bolchevique, car elle était profondément humaine et toute imprégnée de la pensée jauressienne. Mais, lorsque, en 1933, quelques-uns de ses amis tentèrent de former un nouveau parti, elle ne suivit pas davantage – malgré la tendresse de son amitié pour Pierre Renaudel – la nouvelle déviation qui devait aboutir au néo-socialisme qu’elle n’avait suivi treize ans auparavant la nouveauté pour la France des thèses léninistes.

Non ! Décidément non, elle n’aimait pas les caricatures : c’est pour cela que, pacifiste, elle fut résolument hostile aux accords de Munich.

C’est pour cela que socialiste, elle engagea résolument et par tous les moyens en son pouvoir la lutte contre le prétendu national-socialisme de Hitler.

C’est pour cela que, internationaliste, elle comprit et approuva l’entrée en guerre de 1939.

C’est pour cela que, avare du sacrifice des autres, elle dit « non » à l’armistice de 1940.

C’est pour cela que, partisan de la liberté, elle consentit à perdre la sienne.

C’est pour cela que amoureuse de la vie, elle se battit jusqu’à la mort. Inclusivement.

Nous devions la rencontrer, ma femme et moi, inopinément, à Toulouse, le 28 juillet 1940.

Avec elle, pas besoin de phrases. On s’est embrassé, sûr d’elle comme de nous.

Un mois plus tard, nous voici à Sète, villa Loulou, où sont installés le couple Jouhaux et le couple Buisson, et où passent, sans cesse, messagers de l’espoir vain ou de l’organisation minutieuse, tous ceux qui devaient, plus tard, être les cadres les plus sûrs de la CGT clandestine.

Mais il faut vivre, donc manger, donc travailler. Et les Buisson n’ont pas d’argent. Vivier-Merle, secrétaire de l’Union des syndicats du Rhône trouve à Lyon, un emploi à Georges, dans une organisation coopérative. C’est donc l’installation d’abord à l’hôtel de la Gare, place Sadi-Carnot, puis dans un logement de deux pièces, 25, rue Jean-Marc Bernard, qui devait être si souvent le lieu de nos rencontres, le rendez-vous des résistants, le havre de tous ceux qui venaient d’Alger, de Londres, ou d’ailleurs, porteurs de messages, de mots d’ordre… ou d’autres choses.

Après un entretien le 14 décembre 1940, puis le 26 janvier 1941 avec Léon Blum dans sa prison de Bourassol, me voici, pour tenter de réunir les îlots éparpillés du socialisme de la zone dite « libre », chez Suzanne Buisson. Nous décidons de grouper, à raison de un par région, les responsables, pour donner une structure à ces embryons. Suzanne Buisson se souvient qu’elle a un cousin évacué de Nancy, qui demeure à Nîmes, 8, Grande Rue. Nîmes est pratique : c’est le carrefour de nombreuses lignes ferroviaires. Pouvoir s’y retrouver à l’époque où les voyages sont difficiles est une aubaine. Je vais à Nîmes, vois Nordmann, auprès de qui le nom de Suzanne est un « sésame » de prix. C’est ainsi que, le 30 mars 1941, les 8 délégués des diverses régions de la France socialiste nomment un bureau du CAS, Comité d’action socialiste, composé de quatre membres : Félix Gouin, qui devait devenir président du Conseil, Lucien Hussel, actuellement questeur de l’Assemblée nationale, Suzanne Buisson et moi. Trois hommes politiques à qui le sort devait être favorable ; une morte.

Dire les réunions, les rencontres qui, dès lors, jalonnaient nos destins serait interminable.

Citons pêle-mêle. C’est chez Suzanne Buisson que j’ai connu Yvon Morandat, parachuté pour nous rencontrer et qui, pour authentifier sa mission, apportait de Londres un plan de son appartement que Suzanne avait fait parvenir en Angleterre à sa grande amie Marthe Louis-Lévy en lui faisant part, non de sa vie héroïque, mais de ses soucis ménagers quotidiens…

C’est chez Suzanne Buisson que Robert Lacoste, qui devait devenir ministre de l’Industrie et du Commerce, a refusé de partir pour Londres à l’envoyé du gouvernement britannique le major Gerson, de l’Intelligence Service, que nous appelions René et qui arrivait de Gibraltar, via un sous-marin qui avait émergé près de Saint-Raphaël. C’est chez Suzanne Buisson que j’ai fait la connaissance de « Denise » Mitrani, dont le rôle essentiel consistait à envoyer jusqu’à la frontière espagnole « les partants », qu’elle remettait en mains sûres ; qui a écrit après la guerre un petit livre très simple, discret comme elle et qui ne comprend pas les majuscules dont l’exagération ou l’orgueil ont émaillé beaucoup d’ouvrages de même nature.

C’est chez Suzanne Buisson que l’on se rencontrait, à intervalles irréguliers, pour décider – et non pour bavarder.

C’est elle que j’ai rencontré à Valence, un après-midi d’orage, sur les bords enflés du Rhône. Je lui remettais des messages à porter. Elle m’indiquait du même coup les possibilités du marché local, qu’elle avait visité en attendant mon train, me conseillait d’acheter poireaux et choux dont nous manquions à Marseille où j’habitais alors. C’est elle qui fut, avec huit autres camarades, le comité directeur du parti socialiste clandestin, souvent inquiet, toujours traqué, et qu’il fallut si souvent renouveler au fur et à mesure que l’ennemi creusait le vide dans ses rangs.

C’est à elle que l’on confiait les missions les plus humaines, les plus délicates, celles qui avaient besoin de tact pour circonvenir, ou adoucir, pour convaincre.

Et cette sexagénaire merveilleuse d’endurance, qui allégeait les fatigues de ses innombrables voyages par le port d’un pliant, savait être ferme et inexorable. (« Je suis Suzanne Buisson, j’étais de la direction du parti avant-guerre, et vous ? » clamait-elle une fois, contre toute prudence, à un communiste qui semblait ignorer sa présence au cours d’un contact orageux). Et aussi adorablement et naïvement coquette – « je suis allée chez le coiffeur pour faire honneur au parti », me confiait-elle, au lendemain d’une indéfrisable... et à la veille d’une mission périlleuse). Et elle paraissait si fière des escargots de conserve qu’elle me faisait manger à chacun de mes voyages à Lyon que je n’ai jamais osé lui dire que je ne les aimais pas.

Pauvre Suzanne.

Le 29 mars 1944, on venait d’arrêter de nombreux camarades. La Gestapo s’était emparée des bureaux que possédaient le réseau « Brutus », « Libération » et le parti socialiste clandestin. La maison tout entière, 85, avenue de Saxe, était devenue une souricière. Et le comité directeur du parti devait s’y réunir le 1er avril. Il s’agissait de prévenir le risque en avertissant ses membres. Suzanne Buisson prend des dispositions : les sorties des gares, les principaux lieux de rencontre sont surveillés. Lorsque je sors de la gare de Perrache, une camarade me prévient, et de la catastrophe de la veille et du danger du lendemain. Je décide que l’on se rencontrera devant l’hôpital de Grange-Blanche, qui porte le nom d’Edouard Herriot, pour choisir le lieu de la prochaine réunion.

Nous y sommes à l’heure convenue : 10 heures du matin, par groupes de deux, qui ne nous abordons pas, mais en nous croisant, fixons notre choix : Paris, 11 heures, 11 heures et demie, on nous fait parvenir la nouvelle de l’arrestation de Bourthoumieux, le pharmacien toulousain, à la figure si jeune, toute auréolée de cheveux blancs, père de trois enfants, et qui ne devait pas revenir. L’arrestation a été opérée il y a moins d’une demi-heure, près de la place du Pont (aujourd’hui place Gabriel-Péri). Midi. Suzanne n’est toujours pas là. Il faut se rendre à l’atroce évidence : elle ne viendra plus. Que s’était-il passé ? Voici. Et qu’aucun commentaire de ma part n’altère la pureté du sacrifice, ne ternisse l’éclat merveilleux du don tout entier que Suzanne Buisson a fait, ce matin-là, d’elle-même.

Elle s’était souvenue que Lucien Hussel venait à bicyclette de Vienne, qu’elle n’avait pu le joindre, qu’il risquait de tomber dans le guet-apens tendu à nos amis. Alors, trois quart d’heure durant, devant la maison devenue piège, elle a fait les cent pas pour sauver la vie du camarade non averti. Sa haute stature, un peu épaisse se signalait à l’attention. Seule la stupidité nazie lui a accordé ces trois quarts d’heure d’ultime liberté sur le pavé lyonnais.

On a su qu’elle avait été prisonnière au centre de santé du cours Berthelot, puis dans l’affreux fort de Montluc, d’où, chaque matin, des salves s’échappaient qui mettaient fin à des destinées d’hommes ou de femmes qui aimaient la liberté. On a su que, torturée, elle s’était tue – totalement, fièrement, noblement. On a su aussi, pour l’y avoir rencontrée, qu’un soldat allemand l’avait conduite en chemin de fer, amaigrie, défigurée, vers Paris. On a su qu’elle avait été dirigée vers un camp de l’Allemagne hitlérienne.

Depuis, ça a été le silence, le silence profond comme nos forêts.

Quel grabat a recueilli son dernier soupir ? Quels coups ont achevé sa santé et sa vie ? Quel four crématoire l’a-t-il retranchée du monde ? Quel sadique a-t-il tenté sur elle les odieuses expériences de la kulture nouvelle ? Quel fossé lui a-t-il offert l’asile de la tombe ?

Il ne reste rien d’elle.

Ou plutôt si : deux plaques rappellent son souvenir.

Avec vingt-cinq autres venus de partout et qui logèrent 31, rue Villeroi, à Lyon, pour marquer l’universalité du combat libérateur — André Pantigny, du Pas-de-Calais ; Emile Gabriel, de Roumanie ; Naves, de Toulouse ; Orsoni, Dutrillon, Gaillard, de Lyon, dix-neuf encore, son nom est inscrit au fronton de ce refuge bienfaisant qui nous accueillait tous.

Et son nom est désormais aussi le nom d’un humble square de la Butte-Montmartre. Dans une rue on ne fait que passer. Dans un square, on s’attarde, on médite, on se souvient...

Daniel Mayer
Suzanne Buisson, héroïne authentique
Par Marthe Louis-Lévy, ancienne secrétaire des Femmes socialistes
Article paru dans Le Vétéran socialiste, n°11, mai 1954

Dix ans ! Il y a dix ans que les nazis nous ont arraché brutalement notre Suzanne Buisson. Dix ans depuis ce jour du printemps 1944 où, à Lyon, elle se chargea de « faire le guet » pour protéger des camarades devant une maison qu'on savait « brûlée ». Elle savait bien pourtant qu'elle ne pouvait passer inaperçue ; elle tomba victime de son dévouement et de son courage. Elle fut arrêtée, affreusement torturée à la prison de Montluc puis, à Paris, au siège de la Gestapo. Elle aurait pu se sauver en « parlant ». Mais elle tint bon sous les tortures. Elle fit partie d'un des derniers convois qui, de Drancy, se dirigèrent vers l'Allemagne… Convois tragiques vers une destination sinistre. Nul n’a su comment l'affreux voyage s'est terminé. Elle a disparu sans laisser de traces. Comme on n'était pas très loin de la Libération, ceux qui l'aimaient ont longtemps espéré la voir revenir… Elle n'a pas connu la joie de la Libération, elle qui n'avait jamais, jamais désespéré.

Pendant l'occupation, elle s'était retirée à Lyon avec son mari. Elle avait pris une part importante à la renaissance et à la diffusion du Populaire et dans la reconstitution du Parti clandestin. Elle était sans cesse en tournée à travers le pays, malgré le danger qu'elle voulait ignorer. Et, quand les nazis occupèrent toute la France loin d'en être effrayée, elle en profita pour reprendre contact avec les amis de Paris. Georges Buisson avait pu nous rejoindre à Londres. Elle nous écrivait :
« Les amis ne veulent plus que je couche chez moi et j'ai inauguré une existence en camp volant. Comme je me trouve toujours bien dans un wagon – avec ma montre, mon indicateur et un roman policier – il se trouve que les circonstances me trouvent adaptée au nouveau régime qui m'est imposé… ». Cette lettre encore inédite, montre le courage tranquille, la bonne humeur qui, jamais, ne l'abandonnèrent,

Suzanne Buisson était née à Paris le 19 septembre 1883. Elle fut élevée à Dijon où elle fréquenta le lycée, mais elle ne put y terminer des études qu'elle compléta par des lectures. Elle dut travailler très jeune dans une maison de dentelles, à Paris. Et, tout de suite, elle milita au syndicat des employés et au parti socialiste (qui n'était pas encore unifié).

Elle devint fonctionnaire du Parti, d'abord comme secrétaire de la Fédération de la Seine et puis, en 1931, comme secrétaire générale des Femmes socialistes. De ce moment jusqu'en 1939, elle se donna corps et âme à sa tâche avec une ténacité incroyable. C'est elle qui créa vraiment les premiers cadres féminins dans le Parti socialiste français.

Très grande, très forte, les traits restés fins malgré l'embonpoint, le teint clair, le cheveu abondant, de grands yeux sombres, elle parlait avec facilité. Son éloquence faisait appel à la raison qui, toujours, la guidait ; et l'on sentait, à travers sa parole, la sincérité socialiste dont elle était comme l'incarnation. De l'étude des maîtres socialistes, elle avait tiré la conséquence logique en ce qui concerne l'émancipation des femmes. Pénétrée de l'idée que le Socialisme est l'affranchissement de l'humanité, elle sut en tirer une idée originale : elle voulait que la femme, libérée des servitudes domestiques par le progrès industriel et la spécialisation des tâches, devint un être indépendant tant au point de vue économique que du point de vue culturel et sentimental.
Bracke m'en voudrait d'oublier de rappeler ici le rôle important qu'elle joua dans l'organisation matérielle et spirituelle de l'Ecole Socialiste car elle plaça toujours l'éducation au premier rang de ses préoccupations. Toute sa vie fut imprégnée de socialisme jusqu'à la fin.

Elle aima son pays sans se laisser entraîner jamais vers aucune sorte de discrimination raciale. Et ce sont justement ses sentiments de solidarité avec la classe ouvrière de tous les pays qui furent les fondements de sa résistance au nazisme, bien avant l'occupation,

Suzanne Buisson fut une héroïne authentique, une héroïne tranquille, accomplissant avec calme ce qu'elle croyait être tout simplement son devoir, mais qui allait bien au-delà.

Si elle avait été communiste, son nom serait répandu dans le monde entier comme celui d'une héroïne : il y aurait des rues, des places, des groupes Suzanne Buisson ; et ses œuvres seraient déjà publiées. Nous, socialistes, exagérons un peu trop la discrétion : et c'est ainsi que l'on n'a pas assez rendu justice à nos morts, à nos héros…

Marthe Louis-Lévy
 

 
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