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L'OFFICE UNIVERSITAIRE DE RECHERCHE SOCIALISTE
 
Julliard / Bergounioux / Gauches françaises
Gauches françaises, histoires de familles
Par Alain BERGOUNIOUX


A propos de Jacques Julliard, Les gauches françaises, 1762-2012. Histoire, politique et imaginaire, Flammarion, 2012, 944 p, 25 €

Article paru dans l’OURS n°424, janvier 2013, page 1 et 8

L’ouvrage de Jacques Julliard a été salué lors de sa parution par la critique. Il le mérite, car présenter une synthèse de cette ampleur est un tour de force. Le sous-titre, Histoire, politique et imaginaire, souligne bien la nature de l’étude voulue par l’auteur : elle porte essentiellement sur les cultures politiques de la gauche. Comprendre ce qu’il en a été et, encore plus, ce qu’il en est aujourd’hui est le fil directeur de l’enquête introspective menée ici. Elle est celle, en effet, de l’historien qu’est Jacques Julliard, qui a consacré nombre d’ouvrages à l’histoire politique, et tout autant du militant et du journaliste d’opinion.

Autant dire qu’il s’agit – comme la critique l’a souligné lors de la parution – d’une « somme » qui veut rendre compte de la complexité d’une histoire qui ne peut pas se comprendre sans son arrière-fond, à savoir celle de la confrontation au XVIIIe siècle, entre l’idée que le mal est dans la société, et que l’action politique peut, sinon mettre un terme aux inégalités, tout au moins y remédier largement, et celle où le mal est dans la nature humaine, que l’action politique ne peut que contenir. Entre les deux positions extrêmes, il y a toute la gamme qui fait que parfois la gauche et la droite ont pu se toucher, et parfois s’interpénétrer dans les mêmes partis et dans les mêmes hommes.

Pour voir ce qu’il en est advenu de la définition initiale de la gauche, faite de la rencontre de l’idée de progrès et de l’idée de justice, de la volonté de promouvoir l’individu et, en même temps, de reconnaître la souveraineté du peuple, l’ouvrage croise deux approches, l’étude des grands « moments » qui ont structuré l’histoire des gauches et remodelé son identité au fil du temps et l’analyse des quatre « familles » qui la constituent. Je n’aurai garde d’oublier de mentionner la série de portraits croisés (à la manière de Plutarque…) qui ponctuent l’ouvrage et permettent d’incarner les oppositions idéologiques dans des face-à-face, les uns attendus, ainsi Sartre et Camus, les autres plus inattendus, Blanqui et Thiers par exemple.

Les moments
Le lecteur a pu être surpris de la disproportion entre les parties du livre, près de 500 pages consacrées aux XVIIIe et XIXe siècles, pour 100 pages seulement sur la période contemporaine. C’est que les moments fondateurs, les « Lumières », avec toutes leurs ambiguïtés, et surtout la Révolution française, ont posé presque tous les problèmes qui ont nourri les débats de la gauche jusqu’au moins les dernières décennies du XXe siècle. La remise en cause du droit de propriété, la critique de la place de l’argent, la confiance mise dans l’éducation, l’idée que l’État puisse réorganiser la société de manière égalitaire, le conflit avec l’Église catholique, tout cela a défini le legs des gauches pour longtemps. Mais le « parti de la Révolution » est loin d’être un. Il est d’emblée divisé et l’essentiel des « familles » que distingue Jacques Julliard, la gauche libérale, la gauche jacobine, la gauche collectiviste apparaissent dès lors – pour la gauche libertaire, il faudra attendre deux ou trois décennies avec Fourier et Proudhon pour qu’elle prenne réellement consistance. Les différentes gauches vont chacune avoir leur « moment » d’influence majeure, non sans qu’elles ne cohabitent avec les autres. L’idéologie libérale domine la monarchie censitaire qui installe véritablement alors les us et les règles du parlementarisme. Sa défense des libertés la fait classer malgré tout à gauche par Jacques Julliard. Même si 1848 montre d’autres espérances, qu’incarne le mot d’association qui veut être une réponse au libéralisme économique. La Seconde République (1848-1851) inaugure le « moment républicain » que consacra la IIIe République. Jacques Julliard ne traite pas du Second Empire – pas plus qu’il ne l’avait fait pour le premier – considérant sans doute que la part jacobine du bonapartisme est finalement secondaire. Mais elle ne résume pas non plus le moment républicain qui réalise une synthèse (ou un compromis) avec le libéralisme. Il n’empêche que, face au conservatisme, la République est alors incontestablement la gauche. Elle accomplit l’œuvre scolaire qui marque ces années et la mémoire nationale. Il reste au « moment radical » de porter un terme au conflit ouvert à la Révolution avec l’Église catholique. C’est la loi de Séparation des Églises et de l’État en 1905. Jacques Julliard n’accorde plus ensuite l’appellation de « moment » dans les décennies qui suivent 1914. Certes le « grand schisme » entre communistes et socialistes qui domine toute l’histoire des gauches jusqu’en 1981 structure le récit après 1917 mais il ne fait pas une unité, compte tenu que les expériences de pouvoir, le Cartel des gauches en 1924, le Front populaire en 1936, le tripartisme des années 1944-1947 montrent, pour l’auteur, plutôt une incapacité d’agir en commun durablement – ce qui l’amène ainsi à relativiser l’importance du Front populaire, plus marquant finalement par sa dimension sociale, « l’apogée de la civilisation ouvrière » en France. Plus étonnant peut-être est de ne pas parler d’un « moment socialiste » car après tout, il y a bien une hégémonie socialiste sur la gauche, à partir des années 1980, qui vaut bien le « moment radical » et qui a été marqué aussi par de grandes lois. Mais Jacques Julliard privilégie la dimension politique en mettant en exergue « le système mitterrandien » et sa crise jusqu’à l’élection de François Hollande.

Les quatre familles de la gauche
Une originalité de l’analyse est de croiser le récit avec l’examen thématique des quatre familles de la gauche. Jacques Julliard sait évidemment qu’elles se mêlent dans les partis politiques qui animent la vie politique dans le temps court. Les familles politiques, elles, sont des réalités de temps longs et qu’il pense reconnaissables plus de deux siècles après leur naissance. Pour rendre compte de la complexité du réel, s’y ajoutent ce que l’auteur appelle des « cultures » qui s’inscrivent aussi dans le temps long, mais sont transversales à la division de la gauche, en pouvant passer de l’une à l’autre, comme les couples centralisation-décentralisation, nationalisme-internationalisme, etc… La gauche libérale, la plus proche de la droite, repose sur une croyance forte dans la distinction entre la société civile et l’État, en la séparation des pouvoirs, en l’économie de marché. Les différences avec la droite libérale tiennent beaucoup dans l’acceptation de la République (mais elle est devenue un bien commun après 1945), l’attachement à la laïcité, une sensibilité sociale qui amène à dépasser les seules « libertés-garantie » pour admettre les « libertés-créances ». La gauche jacobine, qui incarne la figure de « l’autorité publique souveraine et indivisible », marquée par la volonté révolutionnaire initiale de créer un « homme nouveau », a fini par accepter la démocratie représentative sous la IIIe République, tout en portant cette « religion cachée de la gauche », pour reprendre l’expression de l’auteur, d’une confiance dans le volontarisme politique et dans l’action de l’État. Dans la gauche collectiviste se trouvent regroupés le socialisme et le communisme (sans doute faut-il dire les socialismes) : partis de l’utopie révolutionnaires, ils ont tenté (et réussi temporairement) de lier les idées socialistes et communistes par la suite au mouvement ouvrier. La perspective de la socialisation des moyens de production et d’échanges les a réunis, malgré le divorce sur la question de la démocratie, puis, après les années 1930, plus concrètement, l’idée et la mise en œuvre des nationalisations. Le « collectivisme » s’est certes évanoui depuis les années 1980 pour le moins, mais la valeur de l’égalité demeure première, et la volonté de maîtrise publique ne demande qu’à resurgir. Les problèmes de l’environnement, aujourd’hui, qui remettent en cause la notion de progrès, réhabilitent en même temps une part du volontarisme planificateur. La gauche libertaire – pour laquelle Jacques Julliard manifeste son attachement – n’a eu droit, elle, qu’à de brefs « moments » d’influence, la Commune interprétée (de manière quelque peu réductrice) comme la « seule tentative anti-autoritaire et, en même temps, prolétarienne », mai 1968, où la pensée libertaire a été, en réalité, plus forte que la résurgence du marxisme collectiviste. Mais elle a eu son héros, incontestablement Proudhon, et son courant, le syndicalisme-révolutionnaire qui ne s’est pas éteint en 1914, et demeure une idéologie possible sous des formes différentes.

La gauche au pouvoir
Ces deux grilles de lecture croisées permettent de revenir sur des problèmes que le récit n’a pas élucidés. Les différentes combinaisons de gouvernement adoptées par les gauches, « l’union des gauches », fondée sur une mystique de l’unité (mais pas une réalité) dont le Front populaire est l’exemple, la « gauche tranquille », où les gauches modérées, les radicaux de l’entre deux-guerres, les socialistes depuis les années 1980, gouvernent sans avoir besoin du centre et se contentant d’un soutien minimum des autres gauches, la « conjonction des centres », enfin, quand un clivage majeur s’impose à la division gauche-droite (hier la guerre froide, demain l’Europe ?). Un apport de ces analyses conjointes est de cerner également les points de contacts, et parfois d’interprétation, entre les « familles » de la gauche, et de la droite – ce que l’auteur appelle des « agrégats », par exemple entre le collectivisme, le traditionnalisme et le fascisme, au nom de la méfiance vis-à-vis de l’individu, entre le jacobinisme et le bonapartisme, pour la promotion de l’État, entre le libéralisme de gauche et celui de droite, eu égard de la confiance faite dans la société et dans une distance vis-à-vis de l’État.

Ce qui est vivant et ce qui est mort
Enfin, cette histoire, où l’attention principale est portée aux cultures politiques au sens large du terme, permet à Jacques Julliard de terminer sa réflexion sur « ce qui est vivant et sur ce qui est mort » dans les gauches françaises : le clivage droite-gauche, qui s’affaisse dans l’opinion, est cependant conforté par les institutions de la Ve République et ses modes de scrutin ; l’idée de progrès est en crise (surtout en Europe…), et les écologistes – même ceux qui se réclament de la gauche, ne la porte pas ; l’agent historique des gauches collectivistes, la classe ouvrière, a éclaté entre différentes catégories et sensibilités. Il reste, certes, l’idée de justice – et cela est sans aucun doute fondamental. Mais, un « nouveau logiciel s’impose ». Jacques Julliard le voit dans la revendication d’un libéralisme moral, d’un devoir « d’ingérence humanitaire » pour accepter pleinement une politique des droits de l’homme, la défense de l’environnement, permettant de définir de nouvelles formes de régulation, la critique toujours justifiée d’un « capitalisme prédateur », enfin, et surtout pour l’auteur, le renoncement au collectivisme autoritaire demande que la gauche redevienne « le parti de l’individu », et accepte de repenser ses vieilles structures partisanes (et syndicales) pour faire vivre une « démocratie permanente ». Les familiers des écrits de Jacques Julliard reconnaissent l’auteur de Contre la politique professionnelle en 1977, déjà critique des partis politiques lors du court été de l’autogestion qu’il aimerait voir renaître sous d’autres formes.

Cette évocation rapide du cadre de l’ouvrage montre ses fondements. Elle contribue à faire appréhender le plaisir que le lecteur éprouve à parcourir les allées de cette grande synthèse. Ce n’est pas que Jacques Julliard dise ses préférences ici et là qui soulève des objections. Elles ont nourri la passion qu’il faut pour prendre le risque d’un tel travail. D’ailleurs, pour reprendre une expression de l’auteur, elles « ne se transforment pas en préjugés ». Que cette histoire des gauches soit écrite en partant d’un point de vue permet de saisir la réalité d’une autre manière et de faire ressortir parfois des enchaînements et des rapprochements qu’on n’avait jusqu’à présent pas l’habitude de faire. Elle autorise, en même temps, un questionnement portant sur des hypothèses de travail comme sur les conclusions. Mais elles sont souvent dépendantes.
Alain Bergounioux
 

 
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