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L'OFFICE UNIVERSITAIRE DE RECHERCHE SOCIALISTE |
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Bracke, par Louis Lévy
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L’ouvrage de Louis Lévy, Comment ils sont devenus socialistes (avec une préface de Léon Blum et de croquis inédits de H. P. Gassier, Éditions du Populaire, Paris, 1932, 126 p) est un classique de la littérature militante socialiste. Ces entretiens-portraits sont d’abord parus dans le quotidien de la SFIO. Louis Lévy, journaliste au Populaire, avait sollicité Léon Blum, Paul Faure, Joseph Paul-Boncour, Jean-Baptiste Séverac, Vincent Auriol, Arthur Groussier, Compère-Morel , le leader de la fédération socialiste du Nord, Jean-Baptiste Lebas, et Raoul Évrard, secrétaire fédéral du Pas-de-Calais, Pierre Renaudel et Vincent Auriol pour leur demander de raconter leur adhésion au socialisme. Dans ce panel représentatif de la SFIO, qui rassemble des élus et des militants, des intellectuels et des autodidactes, des Parisiens et des provinciaux, des participationnistes et des majoritaires, Bracke tient une place à part. Agrégée de grec et guesdiste de la première heure, il est le type même de l’intellectuel militant, “ conduit au socialisme - et non seulement à la doctrine, mais à l’action socialiste - par la lecture du Capital, de Karl Marx ”. Il est aussi un témoin des temps héroïque, de cette conquête des terroirs, un ami de Guesde et de Jaurès. Une référence, un maître en socialisme pour plusieurs générations de socialistes.
| Ils sont nombreux ceux qui, venus au socialisme par sentiments, ont milité activement avant que d’être socialistes au sens complet du terme. Le cas de Bracke est tout autre. C’est celui d’un homme qui a été conduit au socialisme - et non seulement à la doctrine, mais à l’action socialiste - par la lecture du Capital de Karl Marx. Cela, n’est-il pas vrai, sort de l’ordinaire ? Mais quoi de moins “ ordinaire ” que Bracke ? Connaissez-vous beaucoup de camarades qui sachent cacher, sous des dehors rudes et bougons, tant de délicate tendresse ? En connaissez-vous beaucoup qui portent en eux - et avec une telle modestie - une humanité si riche de science et de culture. En connaissez-vous d’autres, enfin, qui soient capables de dissimuler, sous des sautes d’humeur et des colères de jeune homme, tant d’habileté malicieuse ? Habileté qui, d’ailleurs, n’est employée qu’au service d’un parti où l’entourent le respect et l’affection. Voilà, mon vieux, me dit Bracke, à brûle-pourpoint. Il faut vous figurer ceci : je me fais l’effet de représenter mentalement comme le symbole du socialisme moderne. Il y a, en moi, comme le confluent du mouvement prolétarien qui s’organise et de la doctrine d’examen du capitalisme ; doctrine qui parvient à établir, non par utopie, mais scientifiquement, quels sont, dans la société présente, les éléments possibles d’une société différente, doctrine qui montre que la lutte de classe, incluse dans cette société présente, portera le prolétariat vers émancipation.
Souvenir d’enfance et de jeunesse S’il s’agissait d’indiquer depuis quelle époque j’ai été socialiste de sentiment, je pourrais répondre : depuis toujours. Je ne suis pas né dans la classe ouvrière, mais si près d’elle que je l’ai toujours regardée avec intérêt, comme y appartenant. Mon père était d’une famille ouvrière, il avait travaillé tout jeune et, du reste, il continuait de fréquenter des ouvriers. Ma mère d’une famille de petits commerçants ; son père était un “ quarante-huitard ”. Enfin, je suis né dans un milieu où les idées socialistes, où les réformes étaient considérées comme des choses ordinaires. Mais cet état d’esprit n’était pas nettement dirigé par des conceptions politiques. Je puis bien dire qu’il n’y a pas une des revendications ouvrières que je n’aie considérée, dès mon enfance, comme devant être réalisée : retraites ouvrières, contrôle ouvrier, limitation de la journée de travail, c’étaient là, pour mon père, des choses naturelles. De même l’antimilitarisme ! Mon père était antimilitariste. Seulement, il était un artiste. Et un artiste n’a pas intérêt à diviser son public. Il ne faisait pas de politique militante. J’ajoute que, pendant mon enfance, j’ai toujours entendu parler de la lutte contre la guerre, de la lutte contre l’Empire. On parlait aussi avec sympathie de la Commune. Mon père avait, pour ami, deux communards : Vermersch et Arnold. Je suis entré comme cela dans la vie. Au lycée, en seconde, j’ai même fait un journal où je combattais le Seize mai. Aux environs de vingt ans, j’étais un jeune homme qui avait travaillé pour l'École normale, un jeune homme, curieux, s’occupant de politique, allant voter, mais qui n'était pas cloué dans un Parti. Je ne faisais pas de politique militante. Tous mes camarades de Louis-le-Grand et de l'École normale vous diront que j’étais toujours “ de l’extrême gauche ”, que j’étais toujours attaché à la lutte de la classe ouvrière. Je m’intéressais aussi à l’économie politique, je connais les cours de M. Courcelle-Seneul. Enfin, je lisais des journaux de gauche avec grand plaisir : le Réveil, le Radical. Je suivais les articles d’Henry Maret, de Tony Révillon, ceux qui s’appelaient les libertaires. J’étais avec la classe ouvrière par instinct. Pourtant, en 1883-84, quand il fallait se placer quelque part, j’étais assez embarrassé. Je voyais bien qu’il y avait des réformes à faire, mais je ne voyais pas le “ joint ”.
L’influence de Charles et de Pierre Bonnier Entre 1880 et 1884, j’avais pour amis intimes Charles et Pierre Bonnier. Tous deux avaient été saisis au Quartier latin par une conférence de Lafargue et de Deville. Ils avaient été amenés au Parti par Lafargue et Guesde. Ils avaient déjà leur carte. Cela se passait à la grande époque du chômage, de la “ lutte pour le pain ”, de l’agitation de Louise Michel. J’étais ballotté, dans le cadre de la République extrême, entre les anarchistes et les socialistes. Avec les Bonnier - avec Charles surtout - j’avais de très longues discussions. “ - Mais la lutte contre l’infâme capital, lui disais-je, ce n’est que de la déclamation. Voyez-vous, j’étais arrêté par le “ fonctionnement ”. J’étais pris entre l’économie politique et les instincts sociaux. Mais, une année, je vais en vacances chez les Bonnier, dans une maison du village de Templeuve-en-Pévèle. Et, dans le jardin, nous avons, un jour, avec Charles, une discussion énorme. Il me parle de Karl Marx. Et je finis par lui dire : “ -Tu m’embêtes, vous êtes des utopistes. Ce sont des déclamations. “ - Mais Marx, reprend Charles Bonnier, tu ne l’as même pas regardé. “ - Non, mais j’en ai vu des critiques, des analyses. Encore, récemment, en Italie (j’étais à ce moment élève de l’école de Rome), j’ai lu un résumé de Marx. Je vois que cela ne mène à rien. “ - Tu vas me faire le plaisir de le lire, me répond Charles. Et il m’a apporté le premier livre du Capital en allemand. “ - Tu vas le lire avec soin, me dit-il, tu nous appartiens. Je ne vois pas pourquoi tu nous lâcherais. ” Et bien ! j’ai lu le Capital, j’ai pris des notes en le lisant, je me suis battu avec lui. Et j’ai vu où se trouvait le confluent des possibilités. Marx m’a montré la naissance d’un prolétariat issu du développement capitaliste. Et il m’a montré la nécessité de l’organisation. Avant de l’avoir lu, je n’avais pas senti cette nécessité, je n’avais pas compris que les possibilités de transformation étaient produites par le fonctionnement même du capitalisme. Je ne voyais pas à quoi servaient les réformes. Maintenant, tout devenait clair, la doctrine et le mouvement étaient réunis. Ma lecture faite, j’ai dit à Charles Bonnier : “ ça va. ” Et je suis reparti pour l’Italie. A un de mes séjours en France, j’ai été présenté à Jules Guesde, à Delory. Puis j’ai adhéré au Parti ouvrier français.
Dans le POF Pendant les premières années, je n’ai pas eu, dans le parti, une vie très active. D’abord, je ne suis point, par tempérament, un homme d’action. J'étais très occupé par mes études, par mon métier de professeur. Mais à Lille, où je fus nommé à mon retour d’Italie, j’étais en contact avec les camarades du Parti : avec Delory, avec Delesalle. Je faisais de temps en temps des comptes rendus de réunions pour le Réveil du Nord. En 1891, je suis revenu à Paris. Et là, j’allais le plus possible chez Guesde. Du point de vue du Parti, ma position était un peu bizarre : j’étais un Lillois, pas encore embrigadé dans l’agglomération parisienne. Je peux dire que ma vie socialiste véritablement active date de 1889. En 1889, vous le savez, j’étais un des secrétaires du Congrès de la salle Japy. Et, après le congrès, j’ai été délégué suppléant au Comité général. J’avais eu des scrupules à accepter : j’avais fait observer que si j’étais très ancien dans le Parti je n’étais entré dans l’activité véritable que depuis un an. Mais Delory insista pour que je fusse son suppléant. J’acceptai. Par la suite, je devins secrétaire de la Commission de propagande. Ici, Bracke s’arrête dans sa confession. Toutefois, avant de me quitter, il me murmure encore : Vous pourrez dire, à l’occasion que j’ai approfondi Marx plus que beaucoup d’autres. Je suis regardé comme un marxiste. Sans doute. Mais combien de marxistes sont venus à l’action socialiste par la lecture de Karl Marx ? ... Quand je vous disais que notre Bracke n’est pas un homme “ ordinaire ” !
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