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L'OFFICE UNIVERSITAIRE DE RECHERCHE SOCIALISTE |
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Fuzier, Lettre à Tesson, 1973
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Lettre de Claude Fuzier à Philippe Tesson (12 octobre 1973)
Mon cher Ami,
Du retard dans mes lectures ne m’a fait prendre connaissance qu’aujourd’hui de votre article du Canard Enchaîné du 3 octobre. S’il n’avait concerné que Guy Mollet, qui a le dos large et le cuir bien tanné, je n’aurais pas éprouvé le besoin de vous écrire, me contentant de penser que, n’ayant pas trouvé un sujet cette semaine-là, vous vous étiez laissé aller aux facilités de l’habitude qui font de l’ancien secrétaire général de la SFIO un motif d’autant plus tranquille qu’il ne répond jamais. J’aurais seulement été déçu par une attitude qui ne me parait guère correspondre à l’image que je me faisais d’un journaliste que j’ai connu jadis plus soucieux de rigueur que de commodités.
Mais, consciemment ou non – c’est votre affaire – ce que vous mettez en fait en cause, c’est l’opinion de la Bataille socialiste qui, je vous le rappelle en passant, n’est pas inspirée par Guy Mollet plus que par un autre de ses membres (la manie de la personnalisation n’est pas de notre fait et je ne souhaite pas qu’elle soit du vôtre). Vous êtes un journaliste trop averti et trop soucieux de l’information exacte pour qu’il ait échappé que huit jours avant la parution du communiqué auquel vous faites allusion, Le Monde avait bien voulu faire paraître, à ma signature, un article, contenant déjà dans leur totalité les idées qui paraissent tantôt vous surprendre, tantôt vous amuser.
Car c’est bien le fond du débat que, contrairement à la précaution que vous avez prise avec l’exagération de la fausse modestie – le « saltimbanque de la plume » – vous avez abordé. Pour le lecteur, et au-delà de vos coups de patte à l’égard de Guy Mollet, les thèses de la Bataille socialiste invitent le peuple français à prendre les armes, à tirer, à brûler, à piller. Votre présentation et votre explication rejoignent ainsi la campagne du gouvernement contre les gauchistes ou les communistes – en ce qui nous concerne, la fréquentation des uns ou des autres ne nous gêne nullement – accusés de préparer le désordre et la tyrannie et aussi l’opération de justification du coup de force de l’armée chilienne, qui aurait remis de l’ordre pour éviter les pires excès d’une gauche coupable en permanence de vouloir ou de provoquer le désordre.
La responsabilité d’un journaliste est grande, vous le savez. La caricature, pleinement souhaitable lorsqu’elle grossit des traits réels devient contestable lorsqu’elle ne s’appuie pas sur la vérité. Or comment pouvez-vous, à partir d’une phrase – construire le socialisme, c’est d’abord changer de légalité – aboutir au tableau que vous avez tracé sans être passé de la caricature à la déformation d’une pensée ? Depuis plus d’un siècle et demi, le socialisme n’a cessé dans sa réflexion théorique de montrer et d’affirmer la nécessité de ce changement de légalité. La société qu’il propose est radicalement différente de la société capitaliste, aussi radicalement différente que le fut la société bâtie par la Révolution française par rapport à celle de l’ancien régime. Notre communiqué et mon article appliquent à une circonstance ce qui est notre réflexion à partir de ces principes simples et bien connus.
Nous avons constaté – et nous ne sommes pas les seuls – que le socialisme avait été entraîné dans la pratique sur deux voies qui nous paraissent néfastes : la voie communiste qui, au nom de la dictature du prolétariat, a enterré les libertés politiques et intellectuelles ; la voie réformiste qui, au nom tantôt de la nécessité, tantôt du modernisme, a consolidé le capitalise en l’aidant à devenir plus supportable. Loin de nous l’idée de nier les importants résultats obtenus par ces deux méthodes : les citoyens soviétiques et suédois sont infiniment plus heureux matériellement qu’ils l’étaient avant l’arrivée au pouvoir des formes nationales du socialisme et l’action réformiste des partis et des syndicats français a contribué, autant que le progrès technique, à l’élévation du niveau de vie. Mais qui ne voit, en 1973, que nous en sommes à un plafond et une quantité de problèmes ne peuvent plus être résolus par ces pratiques. Nous ne revenons pas sur Mai 1968, sur la contestation en URSS, sur le printemps de Prague, sur la crise suédoise, sur les malheurs de la construction de l’Europe, sur la guerre du Moyen-Orient ou sur le désordre monétaire international : nous notons que ni le capitalisme, ni les voies communistes ou réformistes ne sont capables de dominer ces événements. Et nous sommes convaincus que seul le socialisme peut avoir une chance d’apporter des réponses convenables, aux grandes comme aux petites questions. Sinon, pourquoi serions-nous socialistes ?
Ce qui suppose que le socialisme ne soit dévoyé ni par la prise du pouvoir, ni par l’exercice du pouvoir. Il est dévoyé par la prise du pouvoir lorsqu’il accède au pouvoir dans les conditions qui ne relèvent pas de la démocratie consciente, soit le coup de force, soit l’usage des truquages de la légalité bourgeoise pour son propre compte. Ce deuxième aspect concerne directement la France – et le Chili. Que signifie « construire le socialisme » lorsque le pouvoir est pris à la suite d’une élection présidentielle ayant donné un peu plus du tiers des suffrages au candidat élu et lorsque le combat électoral a été mené sur un programme réformiste limité ? Ce fut le cas au Chili. Ce pourrait être le cas en France en 1976, y compris avec le Programme commun.
Selon nous, l’arrivée au pouvoir des socialistes doit dépendre d’une volonté consciente de la majorité de la population d’accepter à l’avance les transformations fondamentales et immédiates nécessaires en sachant ce que cela voudra dire pour elle. La démarche est peut-être plus longue ou plus lente : elle nous paraît indispensable pour essayer d’éviter des suites qui, l’expérience le montre, sont souvent catastrophiques, que l’on soit à Prague ou à Santiago.
Quant à l’exercice du pouvoir, il est aussi néfaste dans deux situations. Lorsque la conviction majoritaire et consciente n’a pas été obtenue avant, il conduit à des formes autoritaires. Lorsque la majorité a été obtenue sans que le peuple sache concrètement où il va, ou bien on ne construit pas le socialisme et on se cantonne dans les risques de l’alternance à l’intérieur du système capitaliste - je dis bien « risque », parce que cela peut conduire aussi bien à Edward Heath qu’à Adolf Hitler - ou bien on essaye de construire le socialisme et la contre-révolution l’emporte faute pour les socialistes d’avoir pour les appuyer un large et clair appui du peuple.
C’est pourquoi, oui, la Bataille socialiste « prépare la révolution ». Un socialiste peut-il faire autre chose ? Elle ne souhaite pas la révolution par la force - celle ci ne pouvant intervenir qu’en réponse à la violence contre-révolutionnaire - et ne croit pas à la révolution par les étapes réformistes dans le cadre de la légalité capitaliste. Dans le débat conduit par Léon Blum sur la différence entre la prise du pouvoir socialiste et l’exercice du pouvoir par les socialistes en régime capitaliste, nous répondons en estimant inutile l’exercice du pouvoir. Et nous savons, comme Léon Blum, qui n’était pas un « buveur de sang », que la prise du pouvoir entraîne des « vacances de la légalité », pendant la période où la légalité capitaliste n’a plus cours alors que la légalité nouvelle n’est pas encore en place.
J’ai peut-être été long et je vous prie de me pardonner. J’espère avoir été clair. Mais j’ai cru nécessaire de vous écrire aussi longuement en me rappelant que vous aviez été le seul confrère à m’avoir proposé, au lendemain de la disparition du Populaire, une tribune. Votre proposition tiendrait-elle pour les hommes et les femmes, si consciemment minoritaires, de la Bataille socialiste ? En tout cas, je ne vous demande ni rectification, ni mise au point. Seulement de la réflexion, non pour que vous vous persuadiez de la justesse de nos opinions, mais pour que vous les respectiez. Y compris, permettez-moi de l’ajouter, en respectant l’attitude de Guy Mollet - le seul membre de l’équipe nationale de la Bataille socialiste ayant eu de grandes responsabilités gouvernementales - qui nous apporte lucidement non pas le reniement de telle ou telle de ses actions passées mais les leçons qu’il a tirées des conséquences d’un système en soi mauvais. Je souhaite à tous les hommes politiques autant de courage.
Je vous prie de croire, Mon Cher Ami, à mes sentiments les meilleurs.
Claude Fuzier |
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