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L'OFFICE UNIVERSITAIRE DE RECHERCHE SOCIALISTE
 
Delors mémoires, par A. Bergounioux
Jacques Delors, le mécano de l’Europe

Jacques Delors
Mémoires
Plon 2004 512 p 25 e

« L’homme qui ne voulut pas être président... » Ce choix, qui surprit la France en décembre 1994, ouvre ce livre de mémoires. On comprend que Jacques Delors ait voulu commencer par là, afin de ne pas occulter ce que fut son action historique et tout particulièrement, ses dix années à la tête de la Commission européenne. Mais, en même temps, ce moment commande tout le livre pour les raisons mêmes qu’il donne de son refus.

Jacques Delors n’a jamais été à l’aise avec la bipolarité politique. Militant syndical de formation, il n’a jamais pensé que « tout est politique ». Le changement – la réforme pour lui (car c’est un mot qu’il privilégie) – doit venir tout autant des individus et des groupes sociaux, que de l’action politique. Militant syndical, de culture chrétienne, il a toujours espéré rassembler les bonnes volontés. C’est pour cela que les maîtres mots de « sa » politique ont été politique contractuelle et coopération. Le projet qu’il aurait porté en 1994, s’il avait été élu, supposait la reconstitution d’une « troisième force » entre socialistes et démocrates chrétiens, telle qu’elle se pratique en Europe – plus hier qu’aujourd’hui d’ailleurs.

Le non de 1994
Or, cela, l’état des forces politiques, à gauche, avec un Parti socialiste dirigé alors par Henri Emmanuelli, traumatisé par la lourde défaite aux élections législatives de l’année précédente, et, à droite, avec des centristes bien ancrés à droite, ne le permettait pas. D’où la décision : « Avec cette philosophie de l’action politique et ce programme, je n’aurais eu le choix, comme candidat à la présidence de la République, qu’entre mentir à l’opinion, pour me conformer à l’approche générale de mes soutiens potentiels, ou expliquer ma vision et mon programme, mais au risque d’une défaite de mon camp, marqué par les contradictions et les discordes. »
Ce moment de 1994 a été, d’une certaine manière, la résultante d’une conception et d’une pratique de l’action politique. Jacques Delors a été, de ce fait, une personnalité à part de la vie politique française, qui n’a pas exercé les premiers rôles, à la fois par intransigeance et, sans doute, un peu de crainte d’entrer sur des terres mal connues. Ainsi, de ses exigences, au printemps 1983, quand François Mitterrand lui propose de succéder à Pierre Mauroy, de cumuler la fonction de Premier ministre tout en gardant la haute main sur la politique économique – ce qui était franchir une limite non écrite de la Ve République... Mais il n’a pas moins exercé une influence décisive, à plusieurs reprises, marquant par là même l’histoire, plus que s’il avait été un chef de courant parmi d’autres dans le socialisme français.
En tout cas, nous avons le fil directeur qui unit les différentes parties de ces Mémoires. Trois moments se détachent. La formation du militant, d’abord, de l’homme de conviction et d’idées. L’action syndicale à la CFTC, avec la minorité regroupée autour de Reconstruction qui allait devenir la majorité, le travail au Commissariat au plan avec Pierre Massé, l’animation de clubs et de revues, tout cela a nourri un système de pensée, marqué par les années 1960, où le progrès paraissait pouvoir être à la fois économique et social. Les pages consacrées à son rôle de conseiller social auprès de Jacques Chaban-Delmas, de 1969 à 1973, reflètent à l’évidence un certain bonheur. Ces années ont été celles de l’application des idées forgées dans la décennie précédente. Elles ont tenu aussi à la qualité de l’équipe. Elles ont en même temps aussi marqué l’étrangeté de Jacques Delors à gauche, qui a tenté d’atteindre des objectifs authentiquement réformistes avec une majorité de droite. Il en est résulté une méfiance chez les socialistes qui, pour la plupart, ne s’est jamais tout à fait effacée. Il a fallu l’intelligence de François Mitterrand, qui voulait attacher les talents au Parti d’Epinay, pour faire de Jacques Delors, un « expert » de plus en plus reconnu à partir de 1974. Cela explique la fidélité de ce dernier, pourtant formé dans un milieu intellectuel et militant proche de « la deuxième gauche », aux choix politiques effectués par François Mitterrand – notamment au congrès de Metz, en 1979, sur un programme qui ne pouvait pas, sur le fond, séduire Jacques Delors.
Ce n’est pas le chapitre, disons-le, qui porte sur son rôle au ministère des Finances, de 1981 à 1984, qui est le plus novateur. Beaucoup de choses étaient déjà connues – notamment par la chronique de Pierre Favier et Michel Martin Roland, La Décennie Mitterrand. Cette « dernière épopée de la gauche traditionnelle », comme l’écrit Jacques Delors, mériterait, à elle seule, un livre par un acteur et un témoin majeur de ces années cruciales. Car le tournant du printemps 1983 a engagé le destin du socialisme français. Le lecteur aimerait en connaître plus sur ce que fut le rôle des uns et des autres et, surtout, sur la conscience qui fut prise, et à quel degré, de l’engagement dans les politiques économiques libérales et des conséquences qui en résulteraient.

Au cœur des rouages de l’Europe
Mais l’auteur est allé vite sur ces points, parce que sans doute, il voulait consacrer l’essentiel de ses réflexions à la construction européenne. Sur un peu plus de 500 pages, plus de 300, en effet, sont consacrées à cette décennie où Jacques Delors a donné la pleine mesure de son talent particulier. Le lecteur trouvera, peut-être, certains chapitres austères et trop techniques. Mais, l’intérêt est vraiment de nous faire pénétrer dans « la salle des machines », pour voir comment l’Union européenne fonctionne. Il est, de ce point de vue, passionnant de suivre, entre autres, la genèse de l’Acte unique, qui a marqué la relance de la construction européenne, le tournant de 1989-1992, avec le traité de Maastricht et le projet de monnaie unique, les tentatives de relance européenne avec le Livre blanc de 1993. Plusieurs enseignements se dégagent ainsi. Sur le rôle propre de Jacques Delors évidemment. Homme d’influence, il a su donner un projet central à la commission européenne, anticiper les problèmes pour proposer des solutions aux chefs d’État, afin que les décisions puissent venir d’eux. Jacques Delors a eu certainement la chance de pouvoir bénéficier de l’appui de François Mitterrand et d’Helmut Khol. Mais on voit aussi qu’il a continuellement exercé une médiation entre les deux hommes, et plus largement, avec les autres chefs d’État.
Le fonctionnement concret de la mécanique européenne, ensuite, est particulièrement bien exposé. On en supposait la complexité, on la voit ici à l’œuvre. La qualité des hommes, leur vision et leur ténacité sont une donnée majeure, qu’elles viennent à fléchir et les procédures bureaucratiques l’emportent aisément. Clair est aussi le fait que l’Union européenne ne peut être qu’une coopération conflictuelle entre les idéologues politiques, les intérêts nationaux, les « lobbys » de toute nature. Rien n’est jamais donné. Les progrès de l’Union européenne n’ont pas été linéaires – même si c’est la vision que l’on peut avoir lorsqu’on se retourne rapidement sur un peu plus d’un demi-siècle maintenant.
Il est ainsi suggestif – pour ne prendre qu’un exemple – de voir comment l’équilibre souhaité par Jacques Delors, entre l’économique et le social, a été difficile à promouvoir. Il voyait le marché unique flanqué de politiques destinées à l’accompagner par la solidarité régionale, l’harmonisation de la fiscalité, l’extension des droits des salariés. Tout cela – malgré les efforts déployés, notamment avec les organisations syndicales et patronales – n’a connu que des progrès limités. L’idée du Livre blanc s’est heurtée, pour sa réalisation, à des problèmes de financement qui tenaient aux réticences des ministres des Finances, qui repoussaient la perspective d’un emprunt européen, mais aussi à la « pensée unique » libérale, qui dominait à Bruxelles, malgré la vision sociale démocrate du président de la Commission.

Tracer les voies de l’avenir
Ce livre de mémoires est, en fait, sous-tendu par la préoccupation de l’avenir. C’est sans doute pour cela, aussi, que Jacques Delors ne s’attarde sur le passé que pour ce qui est juste nécessaire et ne livre que peu de jugements sur les hommes et n’offre guère de portraits. Défenseur de la méthode communautaire pour l’Union européenne, il s’attache à tirer le bilan de son engagement, en traçant un « cadre réaliste » pour l’Europe. Jacques Delors ne se veut pas pleinement fédéraliste. Il pense que la notion de « Fédération d’États nations » est la formule juste – dénoncée par les « souverainistes » et les « fédéralistes », comme un oxymore. Car, pour lui, il faut accepter la différenciation inscrite dans la réalité et développer la coopération qui est la clef des progrès de l’Union.
Les dernières pages de l’ouvrage proposent les termes d’une relance européenne pour continuer la marche en avant. Le militant est ainsi toujours au rendez-vous.
Alain Bergounioux
 

 
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