ACTUALITE
L'OURS
PUBLICATIONS
DEBATS DE L'OURS
LIVRES DIFFUSÉS
SEMINAIRE OURS
ARCHIVES BIBLIOTHEQUE
TEXTES, IMAGES, DOCUMENTS
L'OURS Signale (colloque,
LIENS UTILES
NOUS ECRIRE
 
Nous joindre
L'OURS 12 Cité Malesherbes 75009 Paris
Tél. 01 45 55 08 60
Pour être informé de nos activités (réunions, parutions, séminaires…), laissez nous un message électronique :
e-mail : info@lours.org
 
L'OFFICE UNIVERSITAIRE DE RECHERCHE SOCIALISTE
 
Françoise Blum/Stéphane Sirot 324
LA GREVE ET LE DESORDRE DES CHOSES
par Françoise Blum

à propos de l’ouvrage de Stéphane Sirot,
La Grève en France, une histoire sociale (XIXe-XXe siècle)
Odile Jacob 2002 306 p 24,50 €

Avec ce livre passionnant, Stéphane Sirot met en lumière et analyse les trois âges de la grève, qui marque notre histoire sociale depuis deux siècles.


Peu de synthèses furent jusqu’à présent consacrées à ce phénomène marquant de notre histoire comme de notre présent, la grève. Quelques beaux livres bien sûr en ont fait leur objet, qui ont fait date dans l’historiographie contemporaine. On se souvient avec bonheur de la thèse de Michelle Perrot(1), de L’État et les conflits (2) ou de La France conteste (3). Il y a d’autre part, sans doute, et quelles que soient les aigreurs provoquées chez certains par les grèves de notre quotidien, une forme de fierté nationale, quand ce n’est pas de la peur, nourrie du souvenir des grandes vagues grévistes de 1936 à 1995 en passant par Mai 68, nourrie peut-être aussi de ce fameux mythe de la grève générale que théorisa Georges Sorel. Bref, la grève est un sujet du présent, de l’histoire, mais aussi un mythe collectif.

Le phénomène gréviste
Stéphane Sirot a eu l’audace de tenter cette synthèse qui nous manquait. Il définit son projet dans une très belle introduction. Il s’agit pour lui de faire une histoire sociale de la grève, de construire l’idéal type de la grève contemporaine, de « proposer une manière de penser les conflits du travail, de mettre leur histoire en cohérence », tout en ne négligeant pas de nourrir le propos de maints exemples qui témoignent de son érudition. Plutôt que d’un idéal type de la grève, il nous semble d’ailleurs qu’il serait plus juste de parler ici d’une grille de lecture du phénomène gréviste.
Le livre pourrait s’intituler tout aussi bien « Les trois âges de la grève », du « passage progressif d’un acte répréhensible à un fait social majeur, progressivement intégré à la société industrielle et salariale ». Premier âge : la grève reste un événement marginal, réprimé et interdit, souvent violent, rarement encadré. Le motif en est très majoritairement salarial (lutte contre la baisse des salaires). Deuxième âge : la loi de 1864, qui tolère les coalitions, et celle de 1884, sont l’aube juridique d’un véritable âge d’or de la grève où le conflit devient élément à part entière du système de régulation sociale, arme contrôlée et stratégiquement utilisée par les syndicats, arme désormais tolérée d’une classe ouvrière en voie d’intégration. Troisième âge : le droit de grève est inscrit en 1946 dans le préambule de la Constitution. C’est l’extension du domaine de la grève et c’est l’ère de son institutionnalisation. Le double processus d’intégration de la classe ouvrière et d’intégration de la grève dans la panoplie légitime de régulation des conflits sociaux est venu à terme. Stéphane Sirot hésite mais ne franchit pas le pas de définir un quatrième âge de la grève, qui débuterait avec la crise des années 70. Avec toute la prudence de l’historien qui refuse de faire des diagnostics sur l’avenir, il constate que, s’il y a matière à relever des spécificités communes aux grèves de la fin du XXe siècle, il n’y a pas régression du phénomène gréviste. Et mieux encore, peut-être la grève est-elle en passe de renforcer, face aux formes de précarisation de l’emploi, dans une société qui reste malgré tout massivement salariale, sa fonction intégratrice.

La dimension symbolique de la grève
Le livre de Stéphane Sirot est remarquable par la clarté du propos, la rigueur et, si l’on est de ceux qui continuent à penser que l’histoire est aussi une discipline littéraire, sa thèse est bien servie par une langue simple et aisée. Mais, et puisque la critique est la loi du genre, il y a dans le parti pris qu’il assume un risque de nivellement des conflits. À trop préférer le général au particulier, la recherche des invariants à celle des singularités, on met sur le même plan un débrayage d’une heure et la vague des conflits de mai-juin 1936, faisant alors l’impasse sur l’impact historique de l’événement. Ou pour dire autrement, Stéphane Sirot, en utilisant strictement la grille de lecture par ailleurs tout à fait légitime qu’il a choisie, et même s’il ne manque pas d’évoquer la geste gréviste, néglige de fait, nous semble-t-il, la dimension symbolique de la grève. Certes, le mythe de la grève générale chère aux syndicalistes révolutionnaires a vécu. Mais la grève, si elle est devenue un fait social total, est aussi une donnée culturelle fondamentale. En ce sens, chaque grève est en quelque sorte marquée au sceau d’une histoire des grèves que notre imaginaire a intégrée. Certes, comme le dit à juste titre Stéphane Sirot, les grèves en leur troisième âge sont moins violentes, moins festives aussi qu’en ces temps anciens d’interdits et de soubresauts parfois sanglants. Si elles existent, violence et fête se sont fonctionnalisées. Mais faut-il en déduire pour autant que l’histoire des grèves n’est plus que celle d’une intégration, que la grève n’est plus que l’élément d’un ordre et non celui d’un désordre ? Qu’en définitive, l’évolution, en intégrant la grève au système de plus en plus complexe de régulation des rapports sociaux, a eu raison du potentiel subversif ou du défi à l’ordre établi qu’elle représentait aussi ? On peut malgré tout en douter.
Parce que la grève reste rupture dans le quotidien, et peut-être surtout parce que ce qui se joue avec la grève s’inscrit aussi dans l’ordre symbolique. Pour s’en souvenir, ceci dit sans dénier aucun de ses mérites au livre de Stéphane Sirot, on conseillera de lire, en quelque sorte en complément, le remarquable article d’Antoine Prost sur les grèves de 1936 : « Dans la mémoire collective, les grèves du Front populaire occupent la place exceptionnelle d’un événement fondateur(4)… »
Françoise Blum

(1) Michelle Perrot, Les Ouvriers en grève, France, 1871-1890, Paris-La Haye, Mouton, 1974, 900 p.
(2) Patrick Fridenson, « La grève ouvrière », dans A. Burguière, J. Revel (dir.), Histoire de la France, Paris, Le Seuil, tome V, « L’État et les conflits », 1990, p.355-453.
(3) E. Shorter, C. Tilly, Strikes in France (1830-1968), Cambridge, Cambridge University Press, 1974.
(4) Antoine Prost, « Les grèves de mai-juin 1936 revisitées », Le Mouvement social, juillet-septembre 2002, p.33-54.
 

 
© L'OURS - 12 cité Malesherbes 75009 Paris