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L'OFFICE UNIVERSITAIRE DE RECHERCHE SOCIALISTE |
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Mitterrand, Europe, 1995
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François Mitterrand Strasbourg, 17 janvier 1995
Extraits du discours prononcé par M. François Mitterrand, président de la République, à l’occasion de la présentation du programme de la présidence française de l’Union européenne au Parlement européen.
Comme vous le savez depuis le 1er janvier de cette année, la France préside l’Union européenne. Aussi ai-je tenu, une fois encore, à me rendre devant votre assemblée et exposer le programme que la présidence française s’est fixé. J’ai considéré que c’était un devoir à votre égard, c’est-à-dire à l’égard de la représentation populaire. Et après tout, n’était-ce pas la meilleure façon de souligner tout à la fois l’importance que la France attache à la construction de l’Europe, une Europe toujours plus unie et la place éminente qui revient au Parlement européen dans cette grande entreprise. C’est un sujet dont on discute souvent. Moi, je suis guidé par une idée simple : les compétences et les droits du Parlement doivent accompagner le renforcement des structures de l’Europe. Plus il y aura d’Europe, plus cette Europe doit être démocratique, plus elle doit être parlementaire. Alors travaillons-y. Ce n’est pas simplement pour obéir aux usages, mais je rendrai d’abord hommage à Jacques Delors et à la Commission précédente dont l’action tout au long de ces années a été si déterminante. Je suis convaincu que Jacques Santer – je n’interviens pas dans vos débats, mais c’est parce que je le connais bien et que je l’apprécie - saura poursuivre dans cette voie. Je veux saluer également l’action de la présidence allemande qui nous a précédés. Enfin, je veux souhaiter aux trois nouveaux États membres1 une chaleureuse bienvenue parmi vous et parmi nous. Avec eux, l’Union européenne se sent plus forte, plus représentative et donc plus légitime encore, au regard du grand dessein historique qu’elle incarne. Car, Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs, ce dont il s’agit, ce dont nous avons à parler, c’est bien d’assurer à l’Europe la place et le rôle qui lui reviennent dans un monde à construire, une Europe puissante économiquement et commercialement, unie monétairement, active sur le plan international, capable d’assurer sa propre défense, féconde et diverse dans sa culture. Cette Europe-là sera d’autant plus attentive aux autres peuples qu’elle sera plus sûre d’elle-même. Nos priorités vous paraîtront banales et j’espère qu’elles le sont, parce que cela marquera tout simplement la continuité des présidences qui ont pour mission de contribuer autant que possible à la réussite de notre entreprise, l’Allemagne hier, l’Espagne demain et les autres, mais enfin ces priorités, je vais les préciser. II y a peut-être une spécificité française. Ce sera à vous de l’estimer.
Les priorités de la France : appliquer le traité de Maastricht, préparer les futurs élargissements Nos priorités visent à favoriser la croissance et à développer l’emploi, à affirmer dans sa diversité l’identité culturelle de l’Europe, à assurer la sécurité des Européens sur le plan externe comme sur le plan interne, à engager dans les meilleures conditions possibles la préparation de la conférence intergouvernementale de 1996. Ces priorités ont été définies en ayant à l’esprit le double impératif auquel l’Union devra faire face dans les années qui viennent. Premier impératif : il faut mettre en application le traité sur l’Union européenne que nos parlements et nos peuples ont solennellement ratifié. J’avais obtenu, quant à moi, que le peuple français fût lui-même acteur dans cet événement majeur de notre histoire. Ne sous-estimons pas l’importance de l’instrument dont nous nous sommes dotés, même si on peut en critiquer bien des aspects et le langage un peu compliqué, un peu administratif, un peu technocratique qui a été utilisé. Mettre au point un texte aussi long et aussi compliqué avec des participants aussi divers et des langues aussi changeantes n’est pas non plus la meilleure manière de bâtir un chef-d’œuvre littéraire, mais enfin c’est un traité qui vaut la peine d’être étudié. II existe, il a été adopté, il est important qu’on l’applique. Je ne dis pas qu’il ne faut pas le changer, mais je souhaite qu’on l’applique d’abord. D’ailleurs nous y avons souscrit. Qu’il s’agisse de l’institution d’une monnaie unique, de la mise en œuvre d’une politique étrangère commune, de la construction progressive d’une défense indépendante, qui ne soit pas pour autant déliée de ses engagements à l’égard de ses alliés. L’Europe que nous avons constituée a ses préférences et elle entend y rester fidèle, qu’il s’agisse de la libre circulation des hommes et de l’affirmation de la citoyenneté européenne. Deuxième impératif : il faut se préparer aux élargissements ultérieurs de l’Union. Il y a entre ces deux impératifs un lien logique : plus l’Europe s’affirme sur le plan interne et plus sa force d’attraction s’exerce sur les autres pays démocratiques d’Europe. Encore faut-il que ces deux objectifs ne se contredisent pas. Et c’est là la difficulté, car il faut élargir, mais il faut renforcer l’Union existante. Il ne faut pas que l’élargissement affaiblisse ce qui existe. Et il ne faut pas que ce qui existe empêche l’élargissement de l’Union aux limites de l’Europe démocratique. C’est un problème difficile à régler. Mais je vous demande d’y prendre garde, c’est peut-être la question la plus difficile que vous aurez à résoudre au cours des années prochaines.
Les atouts de l’Europe pour agir sur l’économie et l’emploi Le premier domaine d’action vise l’économie et l’emploi. Nos pays viennent de vivre une crise économique sans précédent par son ampleur dans notre histoire récente. Je suis persuadé que si la Communauté européenne n’avait pas existé l’intensité du phénomène aurait été beaucoup plus forte et ses effets sur la cohésion interne de nos sociétés beaucoup plus graves. Elle nous a préservés, en effet, des politiques aventureuses du chacun pour soi et de l’isolationnisme. Où en serions-nous, Mesdames et Messieurs, si nous avions dû traverser cette crise sans pouvoir s’appuyer les uns sur les autres ? L’objectif c’est d’accompagner par une démarche volontaire la reprise de l’activité et d’améliorer l’emploi. C’est en agissant de manière coordonnée que nous serons les plus efficaces. La présidence française veillera à favoriser cette cohérence à laquelle nous nous sommes collectivement engagés à Essen, à la lumière des conclusions du Livre blanc sur la croissance et l’emploi. Mais au-delà de cette coordination nécessaire de nos politiques, il faut aussi préparer sur un plus long terme les fondements en Europe d’une nouvelle expansion économique, forte, saine et, je l’espère, durable. C’est possible, si nous savons utiliser pleinement trois de nos atouts majeurs. Quel est le premier de ces atouts ? C’est la dimension de notre marché. Nous avons jusqu’à présent réussi pour l’essentiel à éliminer les barrières administratives, douanières, normatives qui morcelaient ce vaste espace. Cela a été l’œuvre accomplie grâce à l’Acte unique. II nous reste à éliminer ou à réduire les autres obstacles qui ne sont pas minces, y compris les barrières physiques qui freinent encore la fluidité de la circulation des hommes, des marchandises et des idées. C’est à cette vaste entreprise qu’est destiné, par exemple, le programme des réseaux transeuropéens. Que du nord au sud, que de l’est à l’ouest, les Européens soient reliés entre eux par des moyens modernes, rapides et sûrs, par le rail, la route, ou l’avion ! Que les énergies irriguent nos régions, que les informations s’échangent grâce aux techniques et aux infrastructures les plus avancées ! Quel progrès, Mesdames et Messieurs ! Et comme nous serons plus forts et plus fiers de nous, si nous y parvenons, plutôt que de segmenter à la limite de nos frontières nos moyens de communication ! Le deuxième atout, c’est bien sûr, l’Union économique et monétaire, qui est à mes yeux le complément naturel et indispensable du marché unique, sans quoi le marché unique deviendrait une charte de l’anarchie et le lieu des concurrences les plus illicites. Les tensions monétaires que nous avons connues et que nous connaissons aujourd’hui, en tout cas depuis quelques semaines, montrent la nécessité de progresser le plus rapidement possible vers la monnaie unique. Je sais qu’on en discute toujours et qu’on n’en est pas convaincu. En tout cas je vous communique ma conviction personnelle que je crois partager avec la plupart des responsables français. C’est la seule façon de faire de l’Europe une grande puissance économique et le meilleur moyen d’assurer à nos économies une croissance soutenue. II est donc impératif – je sais que d’autres que nous parleraient différemment, mais je suis là pour exprimer ma pensée et celle de la France – de respecter le calendrier que nous nous sommes fixé et de faire en sorte de parvenir à la monnaie unique dès 1997. Naturellement, comme nous nous sommes donné du champ entre 1997 et 1999, dans les conversations particulières on dit : pourquoi pas attendre le début du siècle prochain ? Naturellement on est tenté de se tourner vers une solution apparemment facile, mais cette solution ne ferait que compliquer les choses. Notre présidence française fera le maximum pour préparer l’échéance de 1997. Dans cette perspective, on utilisera au mieux toutes les procédures de coordination de nos politiques économiques et, d’ici l’an prochain nous les renforcerons encore. J’espère que cette déclaration de principe se traduira dans les faits. Notre diplomatie y travaille activement. II faudra également régler les problèmes liés à l’introduction de l’écu. C’est tout à fait essentiel, ou bien nous parlons pour ne rien dire. Enfin, nous souhaitons que l’Institut monétaire européen, qui préfigure ce que sera la Banque centrale européenne, puisse jouer pleinement son rôle. Notre vœu est évidemment que tous les États qui ont souscrit à ces mêmes objectifs puissent, si possible, dans les délais prévus, franchir le cap de la troisième phase de l’union monétaire. La porte restera bien sûr ouverte aux États qui ont estimé ne pas pouvoir s’engager encore sur la monnaie unique. Je comprends leurs difficultés. Nous nous sommes posé les mêmes questions. Ne croyez pas que cela sera facile pour la France. Les conditions sont sévères. Le problème est celui de la volonté politique. Eh bien, je suis sûr que ceux qui ne sont pas encore parmi nous nous rejoindront, à la condition que nous-mêmes, nous ne fléchissions pas en cours de route. Enfin, le troisième atout dont nous disposons, c’est notre excellence technologique. Innombrables sont les inventions nées de l’esprit de nos chercheurs : ce capital ne demande qu’à fructifier, si nous savons l’exploiter comme il convient et à la dimension de notre continent. Je n’en dirai pas plus, mais dans votre esprit s’impose, sans aucun doute, l’extraordinaire série de réussites technologiques et scientifiques, depuis la moitié du XIXe siècle en Europe et par l’Europe. Sans naturellement exclure ceux qui, ailleurs, ont contribué au progrès général. Je sais combien vous, Mesdames et Messieurs les parlementaires, êtes attentifs à cette question. Je sais l’importance que revêt à vos yeux le programme cadre de recherche et développement et vous avez raison. II faut donc en convaincre tous les gouvernements. Et je vous donne l’assurance qu’en liaison avec la Commission, la présidence française veillera à la mise en œuvre de ce programme et à son articulation avec les besoins du marché. A côté de ces vastes objectifs, nous aurons soin de ne pas négliger d’autres tâches : le progrès du marché intérieur, la conduite des politiques communes, le respect des engagements pris en matière d’environnement – je songe en particulier à la lutte contre l’augmentation de l’effet de serre – ou de protection des consommateurs. Les exemples pourraient être multipliés. Un sujet devrait aussi, à notre avis, faire l’objet de propositions concrètes : celui du service public ou du service d’utilité publique. De tels services, dès lors qu’ils seraient encadrés dans une règle du jeu commune édictée par exemple sous la forme d’une charte européenne, contribueraient utilement aux objectifs que nous nous sommes fixés. Une Europe économique et monétaire forte, voilà la condition du bien-être des Européens. Mais est-il nécessaire de le soutenir devant vous ? Non ! Je le fais par souci de logique dans mon exposé.
Faire vivre l’Europe sociale Vous qui êtes les élus des peuples européens, vous savez que la construction de cette Europe-là ne sera possible que par l’adhésion réelle des citoyens eux-mêmes. L’une des difficultés principales que nous avons rencontrée pour obtenir l’accord de nos concitoyens, lors de la ratification du traité de Maastricht, était due à l’effet de surprise. Un certain nombre de gens informés, qui voyagent, qui ont des contacts avec l’étranger, ou bien la partie du public qui lit, qui s’informe, qui étudie, était acquise à l’Europe. On s’était peut-être un peu trop reposé là-dessus ; le peuple, dans ses profondeurs, était pour mais ignorait les conditions nécessaires pour y parvenir, lesquelles conditions pouvaient paraître contraignantes. Depuis l’origine de la Communauté, j’ai défendu, comme beaucoup d’entre vous, l’idée que nous devions construire une Europe sociale : le Fonds social européen, l’Espace social européen, la Charte sociale, l’accord sur la politique sociale annexé au traité de l’Union européenne, la prise en compte des normes sociales dans la préférence européenne sont autant d’avancées, même si je ne cacherai pas qu’à Maastricht j’aurais préféré qu’on allât plus loin et que l’on reprît, dans le traité la totalité de la charte sociale. Ne nous y trompons pas. Les marchés ne sont que des moyens, des mécanismes dominés, trop souvent, par la loi du plus fort ; des mécanismes qui peuvent engendrer l’injustice, l’exclusion, la dépendance si des contrepoids nécessaires n’y sont pas apportés par ceux qui peuvent s’appuyer sur la légitimité démocratique. À côté des marchés, il y a place pour les activités économiques et sociales fondées sur la solidarité, la coopération, l’association, la mutualité, l’intérêt général... bref, le service public. Or, aujourd’hui, si nous avons tracé le contour de l’Europe sociale, il n’y a pas de contenu. N’est-ce pas une œuvre exaltante, passionnante que de donner un contenu social à l’Europe ? N’est-ce pas le travail des mois et des années prochains ? Je regarderai, de l’extérieur à ce moment-là, les avancées sociales, et je me réjouirai chaque fois que je verrai ensemble des représentants européens s’associer au-delà de leurs divisions naturelles et de leurs opinions diverses pour que l’Europe à construire ne soit pas qu’un jeu de Meccano mais soit l’œuvre puissante d’hommes qui construisent leur histoire. Or, aujourd’hui, c’est un peu difficile. Et je souhaite qu’en liaison avec les partenaires sociaux, nous prenions des initiatives dans les domaines de la formation, de l’éducation de l’organisation du travail, de la lutte contre les exclusions. Rien ne se fera vraiment si les partenaires sociaux ne trouvent pas la place qui doit être la leur dans la construction de l’Europe. Dans cet esprit, la présidence française prépare, en concertation avec les États membres et les organisations syndicales et professionnelles, une conférence en vue de rénover le dialogue social. L’accord sur la politique sociale, annexé au traité de Maastricht, prévoyait que le dialogue entre partenaires sociaux pourrait déboucher sur des accords européens. Je pense que le temps est venu, pour les uns et pour les autres, d’envisager la négociation de contrats sociaux européens qui préfigureront un nouveau droit social. Le travail effectué par le président Delors et par la Commission, avec les organisations sociales et professionnelles, sera, à cet égard, fort utile. Et l’un des premiers thèmes de négociation pourrait être l’exploration des propositions du Livre blanc – c’est déjà un document connu – tendant à l’organisation de la formation tout au long de la vie. Qu’il me soit également permis, Mesdames et Messieurs, de mettre l’accent sur la dimension sociale des échanges afin de rappeler la nécessité de bâtir les relations économiques internationales sur le respect des droits fondamentaux des travailleurs, dans certaines sociétés des femmes, presque partout des enfants, des organisations sociales, professionnelles, des prisonniers. Nous avons progressé sur cette voie au sein de l’Europe, et grâce au président Clinton, avec les États-Unis d’Amérique. Mon souhait serait que tous les pays européens puissent parler d’une seule voix, notamment au sein de l’Organisation internationale du travail ou de la nouvelle Organisation mondiale du commerce, en s’inspirant des textes qui existent et en particulier du rapport que vous avez adopté. Voilà une base de travail et de réflexion. Ce n’est pas la peine de l’inventer, c’est fait ! Ce travail vous l’avez accompli. Eh bien avançons, maintenant ! En tout cas, la France proposera un mémorandum dans ce sens. Enfin, il me semble indispensable que le monde social apporte sa contribution aux réflexions en cours sur le fonctionnement de l’Union.
L’Europe des citoyens L’Europe, ai-je dit, doit rencontrer l’adhésion des citoyens. Les grands espaces ouverts peuvent engendrer un sentiment d’angoisse. Et il faut prendre garde à ne pas laisser s’installer chez nos concitoyens une sorte de refus de l’autre, de refus de l’étranger ou bien une sorte d’agoraphobie européenne. Elle existe. Pour éviter cela, donnons plein effet aux dispositions prévues dans le traité sur l’Union européenne. Et, il nous faut bien le constater, ce n’est pas encore le cas ! Je ne méconnais pas le caractère délicat des problèmes traités, des précautions à prendre pour s’assurer qu’une action européenne ne serait pas moins efficace que les actions nationales. Le soin avec lequel on se doit de préserver les libertés de l’individu et les règles protectrices de droit ne doivent pas être un frein pour la création de l’Europe. Nos concitoyens attendent beaucoup de nous, croyez-moi, dans tous ces domaines, même s’ils sont souvent en état de crainte ou de méfiance. Et c’est pourquoi il convient de veiller – nous le ferons, nous, avec le Premier ministre de la République française, les ministres français en charge de ces affaires – à ce que notre présidence fasse avancer plusieurs dossiers importants. Je pense d’abord – et je n’insisterai pas puisque la France était un acteur du débat – à la convention créant Europol. Il faut qu’elle soit conclue rapidement, et que soit mis en place l’organisme prévu. Ainsi l’avons-nous décidé à Essen. On ne peut pas retarder éternellement les décisions pour des raisons de bon sens, mais qui tendraient à se substituer à la règle générale qui veut que nous avancions en commun, en particulier pour la sécurité. […] Cette Europe a besoin de s’incarner dans autre chose que des bilans économiques et des tonnages de fret. Dirais-je, mais je ne veux pas enfler mon langage, qu’elle a besoin d’une âme ? Qu’elle exprime sa culture, sa façon de penser, les structures de nos cerveaux, le fruit des siècles de civilisation dont nous sommes les héritiers. Elles sont riches et diverses, les expressions de notre génie protéiforme et nous pouvons faire partager au monde tout entier (comme par le passé), mais sans vouloir les imposer (ce qui changerait un peu du passé), nos idées, nos rêves et, dans ce qu’elles ont de bon, nos passions. […] II faut que les Européens aiment l’Europe. Pourquoi aiment-ils leur patrie ? Parce que c’est leur foyer et c’est leur horizon, leur paysage, c’est leurs amis, c’est leur identité. Si tout cela devait manquer à l’Europe, et bien il n’y aurait pas d’Europe. Or nous sentons bien qu’elle est au bout de notre main si nous savons l’avancer avec assez d’audace, mais parfois aussi de prudence. Je le répète, l’image n’est pas naturellement le seul terrain de construction de l’Europe des cultures. Afin de fortifier notre approche, redécouvrons les lieux et les objets de nos mémoires communes. Je souhaite que soit conçu et mis en œuvre un vaste projet de développement de ces lieux de mémoire européens. Enseignons également l’Europe. Apprenons la à nos enfants. Que l’école les prépare à devenir des citoyens, qu’elle développe l’enseignement de l’histoire, de la géographie et des cultures du continent. Mettons l’accent sur les jumelages scolaires, universitaires, sur les échanges d’élèves et d’étudiants. Insistons sur le plurilinguisme. La France présentera à cet effet le projet d’une convention intergouvernementale sur l’apprentissage de deux langues étrangères. De même, développons nos efforts en faveur de la traduction des œuvres. J’ai toujours remarqué que les Français, mes compatriotes, se plaignaient que leurs grands auteurs fussent si peu traduits dans les pays de l’Europe centrale et orientale alors qu’en réalité, c’était nous Français qui ne traduisions pas leurs oeuvres, et que nous nous plaignons d’un mal dont nous étions nous mêmes responsables. Car l’Europe des cultures, c’est l’Europe tout entière et s’il est un domaine où la distinction entre l’Europe de l’Union et l’Europe de l’Est n’a aucun sens c’est bien celui-là. C’est pourquoi je me permets de faire devant vous deux propositions. La première modeste mais concrète, peut être appliquée sans délai. Élargissons à l’ensemble des pays européens les manifestations européennes emblématiques de l’Europe des quinze : prix littéraires, prix de traduction, orchestres des jeunes, capitale européenne de la culture, la liste est plus longue. La seconde est plus ambitieuse. L’Union devrait, selon moi, prendre une grande initiative pour aider nos voisins de l’Est à réparer dans le domaine de la culture, notamment, les effets de l’isolement dans lequel ils ont vécu pendant un demi-siècle. Une fondation ou une agence européennes de la culture pourrait concevoir avec des moyens significatifs un programme original de coopération avec ces pays pour la sauvegarde de leurs patrimoines, la rénovation de leurs bibliothèques, de leurs musées, la reconstitution de leur capacité de production et de diffusion audiovisuelles, l’essor de la création et le spectacle vivant. Ils sont riches de créateurs ; l’instrument s’est brisé dans leurs mains, mais pas par leur faute, simplement par la domination de plus puissants qui ne se sont pas intéressés à ces choses. À nous de leur venir en aide le temps qu’il faudra. Ensuite faites leur confiance, ils se développeront très bien eux-mêmes et nous n’avons aucune leçon à leur donner, mais nous avons à en tenir. C’est par là que nous démontrerons que loin d’effacer l’identité culturelle des nations la construction européenne cherche à les affirmer. L’Europe des cultures, Mesdames et Messieurs, c’est l’Europe des nations contre celle des nationalismes. Le traité sur l’Union européenne a prévu une politique étrangère et de sécurité commune. C’est une grande ambition, un objectif qui peut paraître à certains irréalisable, en tout cas de très longue haleine, qui exigera un persévérant effort mais après tout il nous a fallu une génération pour que soit réalisé le grand marché des biens, des services et des capitaux. II ne sera peut-être pas plus aisé d’harmoniser des intérêts politiques qui ont été fabriqués par des siècles et des siècles de combats militaires, d’influences diplomatiques, culturelles, d’inimitiés, parfois de haine entre nos peuples. Et pourtant il faudra bien le faire.[…]
Les futures institutions Je vais dire un mot, avant de terminer, des institutions. Nous aurons en tant que présidence à veiller à l’établissement du rapport du Conseil sur l’exécution du traité sur l’Union Européenne. Ensuite, les représentants des États membres se réuniront à partir de juin prochain, pour préparer la conférence intergouvernementale de 1996. Je ne veux pas anticiper sur un rendez-vous de cette importance, mais puisque je n’en serai plus un acteur direct, je souhaite vous faire part de deux idées simples : la première c’est qu’il faut se garder de la fuite en avant. Les potentialités du traité sur l’Union européenne sont considérables. Son équilibre est raisonnable. J’aurais certes voulu faire évoluer la construction, en améliorer le fonctionnement pour permettre les futurs élargissements, la compléter pour continuer de renforcer la légitimité démocratique de son processus de décision. J’insiste sur ce point ; faisons avancer l’Europe pour faire avancer la démocratie. C’est une maxime aussi forte que celle qui consiste à dire que « sans démocratie il n’y aura pas d’Europe » ! Tout cela s’impose et je sais que vous serez très vigilants sur ce point, car je suis vos débats avec assez d’attention pour ne pas ignorer les prises de positions de la grande majorité d’entre vous. Après tout, une démocratie suppose un parlement. Plus elle sera complète, plus les droits du parlement doivent être eux-mêmes complets. On ne peut pas cantonner un parlement dans un domaine réservé, selon le goût et les idées du moment des exécutifs, qui choisiront toujours la commodité. La commodité, je pourrais la résumer dans une phrase qui pourra paraître iconoclaste, mais qui n’exprime pas ma pensée : comme ce serait agréable une démocratie sans parlement ! Mieux encore, sans élections ! Mais malgré tout il ne serait pas sage que le sceau des ratifications, qui est encore humide, soit aussitôt réformé. II faut préserver les grands équilibres institutionnels. Réfléchissez, puisque c’est vous qui le ferez, réfléchissez bien avant d’agir ! L’Europe s’est faite pas à pas ; on peut élargir les enjambées, mais l’on ne peut pas prendre une allure qui ne serait pas conforme à notre nature. La seconde remarque, c’est que nos futurs négociateurs commettraient à mon sens une erreur si, par impatience ou lassitude, ils laissaient les élargissements se faire dans des conditions qui affaibliraient la cohésion et les disciplines de l’Union. J’insiste sur ce point : je suis tout à fait partisan de l’élargissement à toute l’Europe démocratique, mais je ne voudrais pas qu’au moment où le dernier adhérent arrivera, il adhère à quelque chose qui n’existe déjà plus, parce que ruiné de l’intérieur. C’est une immense ambition politique qui vous appartient : réussir ce qui est beaucoup plus qu’un pari, réussir cet enjeu historique. Eh bien, à vous de démontrer que vous en êtes capables ! Je tiendrai le même discours aux gouvernements européens.
Transmettre une idée de l’Europe […] II se trouve que les hasards de la vie ont voulu que je naisse pendant la Première Guerre mondiale et que je fasse la seconde. J’ai donc vécu mon enfance dans l’ambiance de familles déchirées qui toutes pleuraient des morts et qui entretenaient une rancune et parfois une haine contre l’ennemi de la veille. L’ennemi traditionnel ! Mais, Mesdames et Messieurs, nous en avons changé de siècle en siècle ! Les traditions ont toujours changé. J’ai déjà eu l’occasion de vous dire que la France avait combattu tous les pays d’Europe, à l’exception du Danemark, on se demande pourquoi ! Mais ma génération achève son cours, ce sont ses derniers actes, c’est l’un de mes derniers actes publics. II faut donc absolument transmettre. Vous êtes vous-mêmes nombreux à garder l’enseignement de vos pères, à avoir éprouvé les blessures de vos pays, à avoir connu le chagrin, la douleur des séparations, la présence de la mort, tout simplement par l’inimitié des hommes d’Europe entre eux. II faut transmettre, non pas cette haine, mais au contraire la chance des réconciliations que nous devons, il faut le dire, à ceux qui dès 1944-1945, eux-mêmes ensanglantés, déchirés dans leur vie personnelle le plus souvent, ont eu l’audace de concevoir ce que pourrait être un avenir plus radieux qui serait fondé sur la réconciliation et sur la paix. C’est ce que nous avons fait. Je n’ai pas acquis ma propre conviction comme cela, par hasard. Je ne l’ai pas acquise dans les camps allemands où j’étais prisonnier, ou dans un pays qui était lui-même occupé comme beaucoup. Mais je me souviens que dans une famille où l’on pratiquait des vertus d’humanité et de bienveillance, tout de même, lorsque l’on parlait des Allemands, on en parlait avec animosité. Je m’en suis rendu compte, lorsque j’étais prisonnier, en cours d’évasion. J’ai rencontré des Allemands et puis j’ai vécu quelques temps en Bade-Wurtemberg dans une prison, et les gens qui étaient là, les Allemands avec lesquels je parlais, je me suis aperçu qu’ils aimaient mieux la France que nous n’aimions l’Allemagne. Je dis cela sans vouloir accabler mon pays, qui n’est pas le plus nationaliste loin de là, mais pour faire comprendre que chacun a vu le monde de l’endroit où il se trouvait, et ce point de vue était généralement déformant. II faut vaincre ses préjugés. Ce que je vous demande là est presque impossible, car il faut vaincre notre histoire et pourtant si on ne la vainc pas, il faut savoir qu’une règle s’imposera, Mesdames et Messieurs : le nationalisme, c’est la guerre ! La guerre ce n’est pas seulement le passé, cela peut être notre avenir, et c’est vous, Mesdames et Messieurs les députés, qui êtes désormais les gardiens de notre paix, de notre sécurité et de cet avenir !
(les intertitres sont de la rédaction)
(1) Autriche, Finlande et Suède
Pour consulter les discours de François Mitterrand, http://www.mitterrand.org
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