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L'OFFICE UNIVERSITAIRE DE RECHERCHE SOCIALISTE |
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Texcier / Jaurès Récit 1914
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| Jean Texcier : texte consacré à Jean Jaurès écrit immédiatement après son assassinat. Ce reportage «à chaud », particulièrement émouvant, est conservé dans le fonds Jean Texcier déposé à l’OURS par la nièce de Jean Texcier, Mademoiselle Dubois.
Ce texte a été publié dans L’OURS cahier et revue n°173, janvier-février 1987.
Vendredi 31 juillet 1914 Dix heures et demie du soir, nous sommes dans le Montrouge-gare de l’Est revenant de la réunion de la Ve section. Funèbre meeting à la maison des syndiqués (ancienne Prolétarienne) où les révolutionnaires de quartier ont enterré leurs illusions. C’est la guerre européenne presque inévitable, quelque chose d’immense et de barbare qui déconcerte, désarme et nous fait apparaître comme des pygmées.
Où sont les faciles déclamations d’antan. Les peuples ne veulent pas de la guerre. Ils empêcheront la guerre par tous les moyens. Ils feront sommations à leurs gouvernants de s’incliner devant leur volonté pacifique ou de se démettre.
Où sont les menaces : grève générale, insurrection. On se sent pris dans la bourrasque comme dans un étau mouvant. Il vous emporte, et vous immobilise. On est stupide, angoissé, désorienté.
C’est un nostra culpa que nous avons fait ce soir.
Nous sommes dans le Montrouge, sur le chemin nous avons déjà vu des rassemblements sans doute concernant les nouvelles extérieures. Songeur, je n’écoute pas les conversations des voyageurs. J’entends cependant le contrôleur répondre à cette question :
– Est-ce vrai ce qu’on raconte ?, par cette phrase dite simplement et qui m’arrête le cœur :
– Oui c’est vrai, on a tué Jaurès tout à l’heure, rue Montmartre.
Un signe, nous descendons. Nous sommes devant le bureau de poste de l’avenue d’Orléans.
Un groupe d’une trentaine de personnes, nous nous y mêlons.
– Est-ce vrai la nouvelle que l’on donne ? On dit que Jaurès a été tué ?
– Tout le monde le dit, Monsieur. Autour de nous des visages bouleversés. Je me sens devenir blanc. Il faut savoir. Tout à l’heure, boulevard Saint-Michel, un petit jeune homme, devant la Taverne du Panthéon, avait dit cela en riant. Et j’avais haussé les épaules. Il y a tant de nouvelles fantaisistes en ce moment après 7 heures du soir !
Il faut savoir.
– Cocher 142, rue de Montmartre. J’ai dit cela sans réfléchir dans l’affolement. La lenteur du fiacre est désespérante. Non, ce n’est-pas vrai. C’est un sinistre bateau. Mais si c’était vrai, quand même quel désastre ! quelle ruine ! J’ai un poids sur la poitrine.
Nous allons descendre place Saint-Michel et nous prendrons l’autobus.
Sur le trajet, les camelots crient leurs journaux. Vocifération confuse. Il semble bien tout de même qu’ils hurlent : Jaurès assassiné ! Non, c’est sans doute une hallucination, Nous descendons.
N’ayant pas de monnaie, j’entre au débit de tabac. Près de moi, un homme frappe du poing sur le comptoir :
– Oh ! les cochons !, ils ont tué Jaurès, ils ont tué Jaurès, et il pleure de? rage et d’épouvante. Vite à l’autobus de Montmartre.
On en parle, C’est un Belge qui a tiré... trois balles dans la tête...
Entendre tout cela et se dire que cela peut être vrai !
Derrière moi un homme. Le Bonnet rouge.
Bon Dieu, en grosses lettres noires : Jaurès assassiné !
Je le lui arrache des mains. On a tout à l’heure, au Croissant, tiré sur Jaurès. Son état est désespéré.
Alors la seule consolation c’est de se dire qu’il n’est pas mort encore. C’est plus fort que soi, on ne veut pas croire à une chose pareille, en ce moment surtout.
Place du Châtelet, nous voyons Grenier et Colliette, et deux ou trois membres de la Ve section, qui se dirigent vers la rue des Halles.
Nous descendons, nous les rejoignons. Ils nous voient et, de loin, ils nous crient :
Eh bien, quelle nouvelle. Est-ce vrai ?
Ils croient que nous revenons de là-bas.
Nous ne pouvons répondre et nous reprenons notre marche.
Il nous semble à tous que nous rêvons. Nous nous le disons. On ne peut pas y croire. Et, comme je rapporte les bouts de phrases entendues, Colliette gémit : trois balles dans la tête, il est foutu.
Nous marchons, nous marchons, nous sommes fous.
Au milieu de la rue des Halles, près de la sortie du métro du Châtelet, Grenier me pousse le coude.
– Vous avez vu ce type-là qui vient? de passer avec son revolver à la main, le bras tendu vers le sol ?
Est-ce que Grenier rêve. Le cauchemar continue.
Nous sommes rue Montmartre.
Le « Bonnet rouge » deuxième ! L’assassinat de Jean Jaurès !
Notre course folle continue. De loin, il semble qu’il n’y ait personne rue Montmartre du côté de L’Humanité, nous avons rêvé.
Mais, à la rue Réaumur, nous apercevons la foule et nous entendons son grondement.
Devant L’Humanité, un barrage de militants. On n’entre pas, je vois la femme de Nowina qui sanglote à la porte en mordant son mouchoir.
Alors, c’est vrai ! C’est vrai ! Nous allons au Croissant. Un gardien de la paix en interdit l’entrée. Nous montons au journal par l’imprimerie, peu de monde dans le vestibule. Duc
Quercy téléphone. Je vois Beuchard les yeux gonflés, la figure luisante. – Eh bien comment va-t-il ?
Il me regarde un instant comme s’il n’avait pas compris ma question et il me dit tout bas : – Mais il est mort !
Qu’est-ce qui s’est passé après. Je ne sais plus. Je me suis assis un instant sur la banquette, puis, entrant dans le bureau, j’ai serré la main de Madame Poisson qui pleurait à grosses larmes, j’ai serré la main à Berthe, à Dubreuilh qui, assis à une table, écrivait son article.
J’ai regardé un instant par la fenêtre la foule mouvante qui criait : Jaurès ! Jaurès ! Comme si elle aurait lancé un appel. Qu’il paraisse, que le cauchemar soit dissipé. Que nos cris évoquent à nos yeux hallucinés son image tant chérie.
– Jean Jaurès ! Oh l’émouvant et lugubre cri de désespoir.
– Jaurès, Jaurès !
Je vois dans un coin Uhry qui sanglote la figure dans son mouchoir, appuyé sur le bord de la cheminée. Puis Renaudel arrive avec Lauche et Thomas. Renaudel extrêmement pâle, Thomas extrêmement rouge. Des larmes abondantes coulent de ses yeux et s’enfouissent dans sa barbe marine. Morizet, nerveusement, mâche un bout de cigarette éteint depuis longtemps.
La foule grossit en bas. On entend son grondement de plus en plus menaçant.
Duc Quercy s’avance : – Je vais leur parler et il secoue sa crinière mais des voix s’élèvent :
Non, non Thomas.
Et Duc s’incline.
Mais c’est Lauche qui prend la parole. Thomas a la gorge serrée et les sanglots le secouent. Pendant l’allocution de Lauche la foule hurle : Vive Jaurès ! Et vengeance.
– Retournez chez vous en silence? et pas de manifestations. A dimanche !
La foule ne sait si elle doit s’en aller. Au bout de cinq minutes, comme si elle avait pesé son action, elle s’ébranle et se dirige sur les boulevards en chantant l’Internationale.
Que faisons-nous ici ? Il faut partir. Madame Grumbach est appuyée contre une porte, silencieuse, la figure tragique, des traces de larmes anciennes traversent ses joues pâles.
C’est un Français qui a tué Jaurès. On ne sait pas son nom. On ne sait pas pourquoi.
En descendant nous signons sur les feuilles disposées sur une table.
A la porte, Simiand. Nous nous serrons la main silencieusement. Sa figure si souriante est ce soir douloureuse.
– Savez-vous si Thomas est là haut? – Oui.
– Alors, je vais aller le voir.
Et il monte. Moi je vais m’enfuir pour échapper à l’étreinte terrible du malheur qui vient de s’abattre. Retour silencieux tragique au milieu de ces gens qui parlent de leurs affaires, des affaires extérieures comme si rien n’était arrivé !
J’ai envie de leur crier : – Mais taisez-vous ! Vous ne savez? donc pas que Jaurès est mort !
Je suis lâche. Je me couche tout de suite voulant dormir pour continuer un rêve et, en me réveillant, lire dans L’Humanité de demain l’article de Jaurès, le lire après-demain, le lire toujours.
Mais le sommeil ne vient pas. Qu’allons-nous devenir ? Que va devenir le Parti. Que va devenir L’Humanité. Comment allons-nous vivre, agir, penser sans lui ?
Nous nous amusions quelquefois à dire : quand Jean Jaurès mourra...
Et il y en avait toujours un parmi nous pour s’écrier : « Mais il ne peut pas mourir, ce serait trop affreux ».
Nous nous amusions plus récemment encore à nous imaginer les obsèques de Jaurès, nous disions : ce sera un spectacle grandiose.
Mon Dieu tout cela est arrivé, tout cela est arrivé. Jaurès est assassiné, et nous allons dans quelques jours suivre son cercueil !
Et ce malheur s’abat en ce moment. Demain c’est la guerre sans doute et Jaurès est mort. Et, dans mon lit, les larmes que j’avais orgueilleusement refoulées coulèrent de mes yeux meurtris.
2 août 1914 Dimanche 2 h 30 réunion à la salle Wagram, c’est la mobilisation des adhérents de la Fédération de la Seine. Malgré les départs des premiers mobilisés la salle est garnie. Ce n’est pas le brouhaha habituel des salles de réunion. Chacun sent la gravité de l’heure et chacun porte en plus le deuil. C’est Jaurès qui avait voulu cette réunion, c’est lui qui devait exposer aux Socialistes de la Seine les travaux du Bureau Socialiste International, c’est lui qui devait donner ce jour-là le mot d’ordre, la dernière parole à ceux qui vont partir... Il n’est plus là et jamais plus nous n’entendrons sa voix...
Je serre la main de Perceau.
– Qu’est-ce que vous allez faire ? me demande-t-il d’une voix précipitée.
– Je n’en sais rien, je suis réformé, pour le moment je reste.
– Moi aussi. Mais il faut tâcher de faire quelque chose. Sans doute il va falloir nous entendre pour nous mettre à la disposition des autorités civiles.
– Que vont devenir la Guerre et L’Humanité ? Nous avions pensé au groupe d’étudiants, que ceux qui restent, femmes et réformés, pourraient aider nos amis de là-bas.
– Peut-être. Quant à la Guerre Sociale, que voulez-vous, elle va disparaître. Tissier est parti, Rouvé est parti, Israël est parti, les autres sont partis. Hervé est fou. Je ne peux tout de même pas faire paraître la Guerre à moi tout seul. D’autant plus que je ne suis pas d’accord avec
Hervé. Je n’ai jamais été très patriote, je ne le serai sans doute jamais. Ils sont tous illuminés.
… Et puis d’ailleurs, je ne sais pas ce que je vais devenir. La Guerre disparue, je n’ai plus d’emploi.
Lévy survient. C’est lui qui, avec Bernard, remplace Beuchard mobilisé.
– Vous savez les nouvelles, elles sont graves, les Allemands viennent de violer la neutralité du Luxembourg et de la Belgique ; ils s’avancent sans déclaration de guerre.
– C’est officiel ?
– Oui, nous venons du ministère des Affaires Etrangères et le gouvernement nous demande d’annoncer ici la nouvelle.
Mais sur l’article le nouveau bureau est constitué, Dubreuilh, président, assisté de Camélinat et de (?).
Je vois Thomas, Renaudel, Bracke, Longuet, Compère-Morel, Bon, Cachin, Navarre, Bonnet, Vaillant, Sembat, etc.
Dubreuilh prend la parole, solennel comme toujours, un peu ridicule comme toujours, mais on ne songe pas à rire du ballottement de ses joues, de son nez retroussé et de son grasseyement, il a prononcé le nom de Jaurès...
Toute la salle se lève, toute la salle hurle Vive Jaurès ! Toute la salle bat des mains. Lévy sanglote, Thomas laisse couler ses larmes, les lèvres de Vaillant tremblent et il relève ses grosses lunettes pour essuyer furtivement ses yeux gonflés.
L’acclamation monte toujours comme un long cri de désespoir. Vive Jaurès. Je me retourne et je vois tous les visages crispés, les femmes sanglotent, les hommes hurlent, farouches. Quelle émotion intense me saisit, me broie le cœur.
Dubreuilh achève son allocution. Tous les orateurs vont parler comme lui, vont dire la même chose. Faisons taire aujourd’hui notre douleur. Ecoutons ce que nous aurait dit Jaurès. Il faut défendre nos libertés, il faut sauver la nation menacée, défendre le socialisme et la révolution en défendant la France attaquée.
Vaillant, écouté avec un respect admirable, vient rappeler les temps sinistres de la guerre de 1870 et les luttes de la Commune. L’émotion serre la gorge de ce vieux de la vieille. Il conjure tous ceux qui sont là, tous les Socialistes de France de préserver dans la tourmente qui s’annonce l’organisation que tant d’efforts, depuis tant d’années, ont constituée. Dans cet écroulement, dans cette ruine, dans cette tempête restons des Socialistes et, si nous devons marcher pour la défense du territoire et de nos libertés, n’oublions pas que nous luttons en même temps pour la révolution et pour le socialisme.
C’est Cachin qui parle et son éloquence déchaîne l’enthousiasme. Par moment c’est la voix de Jaurès, ce sont ses accents. En fermant les yeux on s’imaginerait entendre le Tribun. Voici ce que Jaurès vous dirait, s’écrie-t-il... oui, c’est bien sa voix, mais où est le mouvement prodigieux de ses bras courts, ses gestes émouvants, sa tête puissante rejetée en arrière, criant, hurlant au ciel des paroles magnifiques qui font éclater des tonnerres dans la salle, Mais on est reconnaissant à Cachin de donner cette illusion. Par lui, nous avons presque entendu la voix de Jaurès, son timbre, sa mesure.
C’est Sembat. A peine, au début, peut-il parler. Jaurès, Jaurès. Il parle de lui, il dit ce qu’il était, il dit son amour pour son parti, il dit sa vie si belle, ses souffrances et ses joies… Ses phrases sont saccadées, de temps en temps les mots s’arrêtent dans sa gorge et il s’appuie sur la table. Il se tait et dans la salle on entend des sanglots et des reniflements. Morizet, le flegmatique, pleure silencieusement avec une grimace qui tord sa bouche. Un homme, appuyé à la tribune, la tête dans son mouchoir se laisse violemment aller à sa peine. Mais Sembat se ressaisit. Il veut dire ce que le Parti l’a chargé de dire. Sa voix redevient claironnante, il lance les mots d’ordre vibrants et cinglants.
– Avant tout, restez des Socialistes. Des gens nous disent : Ah vous reconnaissez enfin que vous vous êtes trompés ! Non, nous ne regrettons rien, nous n’abdiquons rien, nous restons ce que nous avons toujours été, des Socialistes internationalistes. Pour ma part, je voterai demain toutes les résolutions que j’ai votées dans les congrès.
On acclame Sembat. On lui sait gré d’avoir dit ce qui pesait sur tous les cœurs.
– Que devons-nous faire, nous Socialistes. Camarades, beaucoup d’entre vous sont partis, vous partirez à votre tour et vous saurez en partant que le Parti Socialiste est avec vous.
– Ce n’est pas une guerre de revanche. Nous défendons notre territoire menacé. C’est la guerre contre l’impérialisme allemand et non contre le peuple allemand. Allez à la frontière mais souvenez-vous que vous êtes socialistes, nous défendons notre liberté mais nous ne voulons pas attenter à la liberté des autres ! C’est notre devoir de le rappeler à tous ceux qui s’enivreraient dans le combat.
– Si nous sommes vainqueurs, nous ne reprendrons pas l’Alsace et la Lorraine. Nous dirons aux Alsaciens-Lorrains : on vous a jadis arrachés brutalement de la France, mais peut-être, le temps ayant fait son œuvre, les années ayant passé, des liens de famille nouveaux se sont créés, des intérêts nouveaux s’étant liés, en ce cas, camarades, une poignée de mains, vous êtes libres.
Toute la salle est de nouveau debout acclamant Sembat.
Après Vaillant, Sembat insiste sur la nécessité impérieuse de ne pas laisser périr l’organisation, que tous les camarades qui resteront se voient, que dans le syndicat et dans la section la vie continue. C’est à ce prix que nous pourrons surmonter la terrible catastrophe.
Sembat a noté toutes les recommandations sur un bout de papier. Il le regarde soigneusement, il ne faut rien oublier. Ce sont les suprêmes recommandations, chacun en sent toute la valeur, tout le poids.
L’ordre du jour est acclamé. C’est une séance inoubliable. Jamais réunion aussi grave, jamais paroles aussi hautes, aussi pesées, aussi terribles n’ont été dites, jamais foule socialiste n’a été aussi enthousiaste et aussi angoissée.
Et tout cela s’est passé sans Jaurès. Oh ! S’il avait été là, quel degré d’intensité aurait atteint cette émotion. Comme on se sent seul, orphelin, désemparé. Tout s’est écroulé à la fois et pourtant une énergie farouche calme l’inquiétude bientôt. C’est la lutte. Il va falloir sortir de la tourmente. Il va falloir rebâtir tout l’édifice péniblement construit. Nous sommes assez forts et assez ardents encore pour cela. |
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