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L'OFFICE UNIVERSITAIRE DE RECHERCHE SOCIALISTE |
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Chapuis:Lévi-Strauss/Stoczkowski L'OURS 388
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Aux origines de Lévi-Strauss par Robert Chapuis
à propos du livre de Wiktor Stoczkowski, Anthropologies rédemptrices, Éditions Hermann, 2008, 343 p, 32 € Article paru dans L’OURS n° 388, mai 2009
Une approche anthropologique de Lévi-Strauss, et une réflexion sur le sens de ses engagements socialistes de jeunesse.
Lévi-Strauss a 100 ans. De nombreux ouvrages, articles ou colloques célèbrent son centenaire qui correspond à un siècle où la question de l’homme, de sa nature, de son comportement, de sa spécificité comme espèce, s’est trouvée posée à une échelle jusqu’alors inconnue, qu’il s’agisse de la dimension : elle est mondiale, ou de ses manifestations, avec le cortège d’atrocités que l’on connaît du Nord ou Sud et de l’Est à l’Ouest.
L’anthropologie prend ainsi un sens nouveau : elle se nourrit de toutes les autres sciences humaines (de la psychologie à l’ethnologie en passant par la sociologie) et aborde des questions dont le sens implique toute une philosophie. Lévi-Strauss en a été à la fois l’exemple et le propagateur. La parution de Tristes Tropiques en 1955 a été, je m’en souviens, un véritable événement, marquant toute une génération, invitée à prendre une autre dimension du temps et de l’espace pour juger du monde et de l’avenir de l’homme. Poursuivant l’étude de populations que l’on disait primitives, Lévi-Strauss nous faisait prendre conscience que cet avenir, loin d’être radieux, pouvait – si l’on n’y prenait garde – dévaloriser l’humanité toute entière, mettre en cause ses capacités créatrices tout autant que son rapport à la nature, incapable qu’elle serait d’en préserver les caractères essentiels, les structures fondamentales. En publiant en 1949 Les structures élémentaires de la parenté, Lévi-Strauss avait ouvert la voie à une démarche nouvelle qui s’apparentait à celle que Ferdinand de Saussure ou Roman Jakobson avaient initiée à propos du langage : les êtres humains ne fonctionnent pas selon leur essence propre et ne se contentent pas d’exister ; ils sont constitués par un système de relations qu’on peut analyser comme tel. Cette analyse peut être reproduite pour des groupes sociaux différents, selon une méthode qu’on appelle alors « structuraliste ».
L’analyste analysé Selon ce principe, le laboratoire d’anthropologie sociale fondé par Claude Lévi-Strauss a fourni des études importantes. Il a servi aussi à former de jeunes anthropologues qui poursuivent l’œuvre, mais ouvrent aussi de nouveaux chemins. C’est l’un d’entre eux, Wiktor Stoczkowski, qui a eu l’idée originale d’appliquer la méthode anthropologique à l’analyse du maître, à la personne-même de Lévi-Strauss. Il a voulu déceler le fil conducteur d’une pensée et d’un engagement qui ont suscité des interprétations fort diverses. Son livre offre ainsi un triple intérêt : mieux connaître Lévi-Strauss, mieux comprendre le monde et l’époque qu’il a traversés, mieux apprécier l’apport de l’anthropologie à la connaissance scientifique et à la réflexion philosophique.
Il s’efforce de recréer l’unité de la personne depuis ses premiers engagements socialistes dans les années 1925-1935 jusqu’à ses récents discours ou interviews à l’occasion de son centenaire. Il a pu accéder à de nombreuses archives (dont celles de l’OURS) et a eu le privilège de pouvoir s’entretenir directement avec l’objet (ou le sujet…) de son étude, Claude Lévi-Strauss lui-même. Il propose de classer les démarches anthropologiques selon deux catégories, celles qui relèvent de philosophies « abrogatives » (le monde est mauvais, il faut le rejeter : de Marx à Nietsche, on en trouve maints exemples) et celles qui relèvent de philosophies « adaptatives » : le monde est mauvais, mais il n’en est pas d’autre et il faut que l’homme y trouve sa place en comptant sur les aspects positifs de sa nature et sur les apports de sa culture. Telle est la sagesse de Montaigne, de Rousseau… et de Lévi-Strauss (sans oublier qu’il peut y avoir une lecture de Marx dans ce même sens). C’est une façon de concevoir le salut de l’humanité, ce que l’auteur appelle une « soteriologie » : l’anthropologie se fait alors rédemptrice, l’homme occidental peut se racheter de ses fautes en contribuant à bâtir un monde plus juste et plus équilibré.
La race sans le racisme Sur la base de cette thèse – qui reste bien sûr une hypothèse – Wiktor Stoczkowski va approfondir le débat qui s’était instauré dans les années 70 après la parution d’un ouvrage (repris d’un discours pour l’ouverture de la semaine contre le racisme lancée par l’Unesco) sous le titre Race et culture. Alors qu’en 1952, déjà sur la demande de l’Unesco, Lévi-Strauss avait écrit un plaidoyer contre le racisme intitulé Race et histoire, il semblait avoir modifié son point de vue et se rapprocher des thèses qu’affectionne l’extrême droite : il y a une inégalité entre les races et il est bon de la maintenir. En fait, à y regarder de plus près, il y a bien une continuité dans sa pensée : il y a des différences physiques entre les groupes ethniques, mais elles n’assurent aucune supériorité de l’un sur l’autre ; il y a des différences culturelles, mais elles sont une source d’enrichissement. Les nations doivent trouver l’équilibre entre unité et diversité : trop uniforme, une société ne peut se développer, trop diverse, il y a un risque d’éclatement. D’où l’importance de la démographie : Lévi-Strauss voit dans la surpopulation un risque mortel pour la civilisation. Le contrôle des naissances avec les protections nécessaires à la santé est une exigence absolue. Selon Stoczkowski, « l’homme lévi-straussien a besoin d’autre chose que de la seule substance. Il aspire d’abord à retremper sa force morale dans un contact avec la nature. Il éprouve ensuite le désir d’affirmer son être en tant que créateur d’œuvres. La surpopulation est un mal absolu, car elle empêche l’homme de réaliser ces deux vocations essentielles » (p. 300). On est loin du comte de Gobineau et de son Essai sur l’inégalité des races humaines, mais il s’agit plus de le transformer que de le nier : il y a bien des races et il faut les examiner à l’échelle mondiale, mais il n’y a pas de hiérarchie entre elles ; il y a seulement des rapports différents à la nature et à la culture.
S’il n’y a pas de contradiction chez Lévi-Strauss entre le discours de 1971 et celui de 1952, puisqu’on y trouve les mêmes orientations, par contre le contexte a profondément changé : au sortir de la guerre contre le nazisme, il suffit de dire que le racisme est condamnable, vingt ans plus tard, alors que les peuples se libèrent des tutelles coloniales, il faut argumenter davantage et indiquer aussi bien les erreurs à ne pas commettre (la tendance à la « monoculture », dénoncée déjà dans Tristes Tropiques) et les pistes à suivre, celles de la tolérance selon les différences assumées parce que matériellement assumables.
Une jeunesse socialiste Partant de la relation entre les deux discours, Wiktor Stoczkowski va plus loin. C’est dans la jeunesse socialiste de Lévi-Strauss qu’il décèle les fondements de sa « cosmologie », de sa vision du monde. Lévi-Stauss est belge, c’est en Belgique qu’il publie son premier ouvrage (il a 18 ans !) Gracchus Babeuf et le communisme. À 20 ans, il est secrétaire général de la Fédération nationale des étudiants socialistes, affiliée à la SFIO. Nous sommes après le congrès de Tours. Il appartient à un groupe de jeunes socialistes parmi lesquels on trouve par exemple Maurice Deixonne : « Révolution constructive ». C’est un programme social-démocrate ! Il s’inspire de l’œuvre d’un penseur socialiste, qui a dirigé notamment le Parti ouvrier belge, Henri de Man (1885-1953). On a redécouvert récemment cet homme dont l’influence s’est exercée fortement sur les courants réformistes du socialisme européen. À la différence de Marx qu’il accuse de s’en tenir à une vision mécaniste de la vie sociale soumise aux contradictions de l’économie capitaliste, il veut donner aux socialistes un idéal de caractère moral pour une émancipation de l’individu (d’autres tels que Mounier disent de la personne) : la lutte ouvrière doit alors être rejointe par tous ceux qui partagent cet idéal et veulent une organisation plus juste et plus égalitaire de la société. C’est le sens que de Man donne au Plan qui ne se réduit pas à un calcul économique, mais vise à mobiliser les forces vives du peuple tout entier.
Lévi-Strauss a été en contact étroit avec de Man jusqu’en 1936 où, faute d’avoir été rappelé pour servir le Front populaire, il restera en Amérique et s’orientera vers l’ethnologie à part entière. Il en a reçu de toute évidence une influence, même s’il a évité de le reconnaître après 1940, quand de Man se laisse piéger par le national-socialisme et croit pouvoir engager une collaboration avec l’occupant pour une société nouvelle ! Henri de Man déchantera très vite et s’exilera en Suisse (où il mourra accidentellement en 1953), mais évidemment il sentait le soufre ! il n’empêche, ses idées ont marqué une génération qui saura avec lui se distinguer du léninisme bientôt dégénéré en stalinisme.
La voie du salut En ces années 1920-1930, jeunes socialistes et jeunes chrétiens se retrouvent dans un même idéal. « Le monde nouveau que les socialistes et les chrétiens appelaient alors de leurs vœux devait être un monde humain, social, économique, réalisé ici-bas, sans nulle intervention surnaturelle. Ce qui devait le rendre nouveau, c’était surtout le soubassement moral qu’il fallait donner à son organisation » (p. 333). Lévi-Strauss n’est pas chrétien. Si une religion l’attire, c’est celle de Boudha. Mais pour Stoczkowski, la sagesse à laquelle il se réfère n’est guère différente de l’aspiration au salut que l’on trouve chez les chrétiens. Mais l’essentiel n’est pas là. Ce qui compte, en fait, c’est la démonstration que la méthode anthropologique, qui va chercher les soubassements historiques d’une société, peut servir à l’analyse d’une pensée, d’une vision du monde.
Tel est bien le double intérêt de cet ouvrage : nous aider à mieux connaître l’un des plus grands savants de notre époque et nous faire découvrir une science de l’homme qui connaît ses limites, mais redonne du sens à un humanisme d’aujourd’hui. Robert Chapuis
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