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L'OFFICE UNIVERSITAIRE DE RECHERCHE SOCIALISTE
 
Fulla Mathieu / Daumas / Dictionnaire des Patrons
Le patronat français de A à Z et de Z à A
par Mathieu FULLA

à propos de Jean-Claude Daumas (dir.), Dictionnaire historique des patrons français, Flammarion 2010 1620 p 65 €

Article paru dansL’OURS n°406 (mars 2011), page 4 et 5.

Jalousé ou honni, le « patron » laisse rarement indifférent. Couramment réduite à l’image du « gros capitaliste », de l’exploiteur ventru du XIXe siècle au dirigeant arrogant du CAC 40 assis sur sa « retraite chapeau » et ses stock-options, sa figure alimente une intense production journalistique. La récente crise économique et le retour dans l’espace public des scandales de la finance ont ainsi suscité une littérature abondante sur les « secrets » et autres « dossiers noirs » du patronat. Contre cette approche utile mais réductrice, le Dictionnaire historique des patrons français dirigé par Jean-Claude Daumas met l’accent sur la pluralité des situations se dissimulant derrière le vocable commode mais ô combien polysémique de «patron».

Quoi de commun en effet au premier abord entre les familles Mulliez ou Schneider, figures patrimoniales du capitalisme français depuis le XIXe siècle, et un franc-tireur comme Bernard Tapie, symbole du sulfureux « capitalisme sans capital » (Catherine Vuillermot) des années 1980 ?

Un groupe social pluriel
Les représentations passionnelles attachées à l’image du « patron » tendent à faire oublier qu’il s’agit avant tout d’un groupe social, se prêtant en tant que tel à l’analyse socio-historique au même titre que le mouvement syndical ou les cadres supérieurs. Le défi, difficile, est brillamment relevé par le dictionnaire, qui parvient à restituer toute l’épaisseur d’un milieu pluriel et mouvant, dans l’espace comme dans le temps. 168 chercheurs, historiens pour la majorité mais aussi sociologues, politologues et économistes s’emploient à saisir au plus près un objet que l’on ne peut correctement appréhender en se limitant aux seuls critères économiques (capital, chiffre d’affaires, fortune, etc.). Comprendre le « monde des patrons » nécessite en effet un dialogue entre sciences sociales ainsi qu’un va-et-vient constant entre regards micro et macro-historiques. La grande force du dictionnaire est bien de scruter minutieusement cet univers à travers ses organisations, ses pratiques sociales, politiques et culturelles tout en l’insérant dans la perspective plus large de l’histoire du capitalisme français.

302 notices biographiques synthétiques composent la première partie de l’ouvrage. Les principales sources utilisées par les contributeurs sont systématiquement mentionnées en fin d’ouvrage et un utile système de renvois entre notices complémentaires facilite la navigation dans ce volumineux dictionnaire. L’historien des gauches y retrouvera nombre d’acteurs importants dans l’histoire du mouvement, d’Horace Finaly, directeur général de Paribas dans les années 1920, ami de Léon Blum, et l’un des rares soutiens financiers du Cartel des gauches, à Jean Peyrelevade ou Anne Lauvergeon, « élites roses » réalisant, après avoir tutoyé les sommets de l’État – l’un à Matignon, l’autre à l’Élysée –, de brillantes carrières dans la banque et l’industrie nucléaire. Cherchant à dissiper un certain nombre de mythes, au premier chef celui du self made man, ces biographies dévoilent une mosaïque détaillée et plastique du (des ?) patronat(s) français du XIXe siècle à nos jours. Des conflits plus ou moins feutrés jalonnent en effet l’histoire du patronat. La fronde menée par le Centre des jeunes patrons dans la décennie soixante contre le CNPF révèle par exemple une fracture générationnelle significative : tandis que les premiers, marqués par leurs engagements de jeunesse au sein des organisations chrétiennes (Florent Le Bot), perçoivent la nécessité d’une modernisation des rapports sociaux au sein de l’entreprise passant notamment par la reconnaissance de la section syndicale, leurs « aînés » demeurent arc-boutés sur la défense des principes libéraux, comme en témoigne l’adoption en 1965 – suite à des débats internes houleux – d’une « charte libérale », sévèrement critiquée à gauche comme à droite (Michel Offerlé).

Un fonds culturel commun
Kaléidoscopique, le portrait de famille tiré de l’approche biographique n’en conserve pas moins une unité à rechercher dans le domaine culturel. Si le patronat apparaît bel et bien comme un univers sociologiquement éclaté où cohabitent sous une même étiquette des individus aux trajectoires centrifuges, il n’en demeure pas moins que l’ensemble de ses composantes partage un univers de représentations et valeurs communes que l’on peut résumer en une formule empruntée à Max Weber : « l’esprit du capitalisme ». Dans une deuxième partie stimulante, le dictionnaire invite à une immersion dans « le monde des patrons » fort utile pour comprendre la construction de son identité. Face à la généralisation du salariat et la montée en puissance du mouvement social au XXe siècle, le patronat a su présenter un front relativement uni. Aux principales revendications socio-économiques – durée du travail, salaires, paritarisme, retraites –, il a toujours opposé, comme le souligne Jean-Claude Daumas dans son introduction, une culture économique articulée autour d’une triple conviction : défense de la libre entreprise, hostilité à l’interventionnisme étatique, stricte limitation des revendications ouvrières. Pourvu de ce bagage idéologique éminemment plastique et aisément mobilisable en cas de conflits sociaux, disposant d’un tissu organisationnel dense, le patronat est parvenu sans trop de peine à contenir les revendications du monde du travail, à l’exception bien sûr des grands moments « d’explosion sociale » que constituent le Front populaire, la Libération et Mai 68. Outre ses organisations et institutions « officielles » (organisations professionnelles, Chambres de commerce, UNEDIC, etc.), les patrons ont su cultiver un ancrage local solide – conduisant certains d’entre eux, surtout avant 1945, à la députation –, des lieux informels de sociabilité (grandes écoles, cercles et clubs) et tisser des réseaux leur permettant de trouver auprès du pouvoir politique une oreille attentive sous toutes les Républiques comme sous le régime de Vichy. Sans tomber dans le mythe cher au Parti communiste de la collusion systématique entre intérêt de l’État et intérêt des « trusts », force est de souligner qu’ils ont toujours disposé de relais efficaces dans les cercles du pouvoir (Philippe Hamman) y compris chez les socialistes.

Socialistes et patrons :
des antagonismes irréductibles ?

Indiscutables à droite, les affinités patronales avec la gauche et plus particulièrement les socialistes apparaissent peu évidentes au premier abord. Des affrontements violents du XIXe siècle à l’élection présidentielle de 2007 où, comme le rappelle Gilles Candar, seuls 2 % des patrons ont porté leurs voix sur la candidate du PS, la famille socialiste ne se reconnaît pas dans la figure patronale. Placée sous le signe de la méfiance réciproque, l’histoire des relations entre socialisme et patronat est jalonnée d’affrontements tant physiques que symboliques. Au « mur d’argent », aux « 200 familles » ou au « patronat le plus rétrograde du monde » (Guy Mollet) régulièrement évoqués dans la propagande socialiste font écho des slogans patronaux bien connus : « l’homme aux couteaux entre les dents » de 1919, les « videurs de caisse » du Front républicain ou encore l’alliance « étatiste et collectiviste » du Programme commun de 1972.

Conclure à l’étanchéité totale de ces deux groupes serait cependant hâtif. La dynamique générale des relations entre socialisme et patronat au cours du siècle s’inscrit plutôt sous le signe de l’apaisement. Alors qu’en 1936 l’instauration généralisée des conventions collectives par le gouvernement de Léon Blum heurte de plein fouet un patronat prêt à mener sa « bataille de la Marne » (Danielle Tartakowsky), l’arrivée de François Mitterrand à la présidence de la République, en dépit de heurts parfois sévères et fortement médiatisés avec quelques patrons ouvertement hostiles comme Pierre Moussa, ne provoque pas de bouleversements majeurs. Lors des nominations à la tête des entreprises industrielles et bancaires nationalisées, le gouvernement a généralement reconnu les compétences des patrons en place et accepté leur maintien en fonction (Michel Margairaz). Une réaction qui s’explique par le rapprochement très sensible entre patrons et dirigeants socialistes après la « refondation » d’Épinay. Dans les années 1970 en effet, nombre de personnalités de premier plan du PS – Jacques Attali, André Boulloche, Laurent Fabius, Jack Lang pour ne citer que les plus fameux – se meuvent dans les cercles de sociabilité patronaux les plus prestigieux comme le « dîner du Siècle », « cénacle le plus recherché des élites françaises » (Cyril Grange). Les amitiés personnelles entretenues par François Mitterrand avec quelques chefs d’entreprise – François Dalle (L’Oréal), Gilbert Trigano (Club Méditerranée) et, surtout, Jean Riboud (Schlumberger) – favorisent également une relation plus sereine avec le milieu patronal.

Vers une histoire comparée des patronats occidentaux ?
L’historien du politique trouve donc son bonheur et il n’est pas le seul. Instrument de travail incontournable par la richesse de son appareil critique et la multiplicité des thèmes abordés y compris les plus originaux (patronat et colonies, les femmes chefs d’entreprise, les patrons d’origine étrangère, l’évolution des modes de management et des pratiques comptables, les écoles régionales de formation des patrons, etc.), l’ouvrage apparaît, par le dialogue permanent instauré entre les différentes sciences sociales, comme une marque supplémentaire du renouveau de l’histoire économique et sociale française amorcé à la fin des années 1980.
Synthèse historique davantage que dictionnaire au sens strict, cette plongée dans l’histoire du capitalisme français par ses acteurs rend extrêmement alléchante la perspective d’une histoire comparée : dans sa sociologie, ses pratiques et ses représentations, le patronat national constitue-t-il ou non, dans le temps long, une singularité par rapport à ses homologues occidentaux ? Une telle ouverture internationale – ou au moins européenne – régulièrement réclamée par la communauté historienne mais souvent délicate à mener à bien, pourrait trouver ici un terreau fertile d’autant que des recherches similaires ont déjà été conduites en Belgique, aux États-Unis et au Royaume-Uni.

Mathieu Fulla

(1) B. Collombat et D. Servenay (dir.), Histoire secrète du patronat, La Découverte, 2009. G. Filoche, Les caisses noires du patronat, J.-C. Gawsewitch éd., 2008. G. Delacroix, Enquête sur le patronat, Plon, 2008.
 

 
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