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L'OFFICE UNIVERSITAIRE DE RECHERCHE SOCIALISTE

Castagnez Prochasson 384

14-18 : L'HEURE DES HISTORIENS
par Noëlline Castagnez
à propos de Christophe Prochasson, 14-18 Retours d’expériences,
Éditions Tallandier Texto, 2008, 431p, 10 €

Avec la mort du dernier poilu en mars 2008 a disparu le dernier témoin de la Grande Guerre et de ses combats, laissant désormais le soin aux seuls historiens, au sens large, d’expliquer ce que fut 14-18. Or, 90 ans après la fin du conflit, comment raconter et donner du sens à une telle expérience ?

Des polémiques avaient déjà eu lieu, à l’époque, au sujet du « retour d’expérience », opposant le front à l’arrière. Christophe Prochasson montre qu’aujourd’hui, les témoignages – correspondances, journaux intimes, carnets, romans etc. – constituent encore un précieux matériau historique à condition de ne pas se laisser submerger par l’émotion qu’ils peuvent susciter, utile mise en garde en ces temps de compassion mémorielle.

Consentement et contrainte
Dans cet essai qui refond plusieurs de ses articles, l’auteur fait ainsi le point sur l’un des débats les plus houleux de l’historiographie contemporaine, laquelle voit s’affronter les tenants du « consentement » avec l’Historial de Péronne (Annette Becker et Stéphane Audoin-Rouzeau) à ceux de « la contrainte » (Frédéric Rousseau et Rémi Cazals). Les soldats sur le front et « l’enfer des tranchées » ont-ils « tenu » si longtemps parce qu’ils combattaient en toute connaissance de cause ou parce que, « chair à canon », ils y étaient contraints par les autorités civile et militaire ?

Directeur d’études à l’EHESS, Christophe Prochasson est également membre du comité de recherches de l’Historial de Péronne et vient de co-diriger avec Stéphane Audoin-Rouzeau Sortir de la Grande Guerre chez le même éditeur (cf. ci-dessous). Mais loin d’adopter un ton polémique, l’auteur pose un regard véritablement réflexif et passionnant sur « comment écrire l’histoire de la Grande Guerre », qui range son livre aux côtés de 14-18 Retrouver la guerre de Stéphane Audoin-Rouzeau et Annette Becker (2000) ou Penser la Grande Guerre d’Antoine Prost et Jay Winker (2004).

Dans une première partie, « Présences de la Grande Guerre », il restitue avec clarté les enjeux de cette histoire qui a placé « la culture de guerre » au cœur de sa démonstration pour expliquer le – discuté – « consentement patriotique ». Définie comme « le champ de toutes les représentations de la guerre forgées par les contemporains », cette notion de « culture de guerre » a permis, selon lui, de sortir l’analyse de 14-18 de l’histoire politique, diplomatique et militaire où elle s’était enlisée et l’a libérée d’une empathie paralysante. L’auteur montre qu’elle a également ouvert un nouveau chantier, celui de la « mobilisation » (ou « entrée en guerre ») et de la « démobilisation » (ou « sortie de guerre ») culturelles, lequel invite à comparer les différents pays belligérants. Comment, après plusieurs années d’effort de guerre collectif, les sociétés reviennent-elles aux normes en temps de paix ? Enfin, l’auteur montre qu’il faut envisager ce consentement sous toutes ses facettes, en rappelant que la demande de sacrifice semblait d’autant plus légitime qu’elle émanait d’un régime républicain qui l’exigeait de tous à égalité.

Dans une seconde partie, « Sur le témoignage de Norton Cru et Cie », Christophe Prochasson revient sur « l’obsession du véridique et la phobiedu vraisemblable » qui habitent les témoins, le cas le plus emblématique étant celui de Norton Cru. Dans Témoins publié en 1929, ce dernier édicta des critères très stricts qui conditionnaient, selon lui, un « bon » témoignage.
Dans un stimulant chapitre intitulé « D’une guerre à l’autre, de Norton Cru à Paul Rassinier », l’auteur compare la démarche soupçonneuse et autoproclamée scientifique de Norton Cru à celle de l’auteur du Mensonge d’Ulysse (1950) et par là-même fondateur du négationnisme, ce qui permet de mieux comprendre la récupération de Norton Cru par plusieurs négationnistes des décennies plus tard.

Les intellectuels et la guerre
Enfin, dans « Intellectuels en guerre », l’auteur des Intellectuels, le socialisme et la guerre (1993), interroge leur responsabilité dans la mobilisation culturelle puis dans la mise en récit du conflit, avec en particulier la figure de Jean-Richard Bloch. Dans cette étude de cas, il analyse les ressorts et la dynamique de l’engagement patriotique de cet agrégé d’histoire, écrivain et socialiste. La guerre fut non seulement un laboratoire pour les sciences dures mais impliqua aussi les écrivains et toutes les sciences humaines qui durent revenir sur leurs méthodes. L’auteur pointe enfin le cas des linguistes face à « la langue du feu », engagés dans la mobilisation culturelle de la société.

Dans le flot des publications des 90 ans de l’armistice, ce livre se ne se contente pas d’être un simple recueil d’articles, mais nous offre une réflexion rigoureusement charpentée, exigeante mais lumineuse, sorte de discours de la méthode pour lire avec profit tous les autres ouvrages sur 14-18.
Noëlline Castagnez