ACTUALITE
L'OURS
PUBLICATIONS
DEBATS DE L'OURS
LIVRES DIFFUSÉS
SEMINAIRE OURS
ARCHIVES BIBLIOTHEQUE
TEXTES, IMAGES, DOCUMENTS
L'OURS Signale (colloque,
LIENS UTILES
NOUS ECRIRE
 
Nous joindre
L'OURS 12 Cité Malesherbes 75009 Paris
Tél. 01 45 55 08 60
Pour être informé de nos activités (réunions, parutions, séminaires…), laissez nous un message électronique :
e-mail : info@lours.org
 
L'OFFICE UNIVERSITAIRE DE RECHERCHE SOCIALISTE
 
Dupont/Kotoku385
Kôtoku, l’impérialisme et la mort
par Claude Dupont
à propos de Kôtoku Shûsui , L’impérialisme , le spectre du XXe siècle, CNRS Editions , 2008, 188 p ; 25 €
Article paru dans L’OURS n°385, février 2009.

Pour la première fois, le livre le plus connu de Kôtoku Shûsui est traduit dans une langue occidentale. Une copieuse introduction de Christine Levy permet de resituer l’ouvrage dans son contexte politique. En fait, il s’agit du premier livre écrit sur l’impérialisme, publié en 1901, quinze ans avant le célèbre L’Impérialisme, le stade suprême du capitalisme de Lénine, à un moment où la formation des impérialismes occidentaux est dans sa période d’achèvement. 1901, c’est l’année de la création du Parti social-démocrate japonais, dont Kôtoku fut l’un des fondateurs.


Lors de l’époque Meiji, quand, sous l’impulsion de l’Empereur Mutsu Hito, le Japon s’arracha à la féodalité du Shogunat, et s’ouvrit à la Modernité, le jeune Kôtoku adhère au Jiyu-tô, le Parti de la Liberté, et fait la rencontre de celui qui deviendra son maître, Nakae Chômin, le grand penseur du Meiji. Mais l’opposition de gauche, majoritaire lors des premières élections générales de 1890, fut incapable de s’unir et le gouvernement resta aux mains des oligarques. Devenu journaliste, Kôtoku évolue de plus en plus vers la gauche après la guerre sino-japonaise, et surtout lorsqu’à la fin du siècle, le Japon participe à la répression des Boxers, lors de la main mise sur la Chine des grandes puissances occidentales. C’est en 1900 que s’opère une rupture radicale : après avoir reproché au gouvernement japonais de n’avoir pas su représenter les intérêts des pays asiatiques face aux prédateurs Européens, et avoir au contraire, fait cause commune avec eux, il opte pour un pacifisme intégral et critique l’impérialisme en bloc, qu’il soit occidental ou japonais. Ce livre fait désormais de lui une des cibles prioritaires de la répression. Ayant évolué vars l’anarchisme, impliqué dans une affaire de complot contre l’Empereur, Kôtoku sera exécuté en 1911, à l’issue d’un procès à huis clos. Dès lors, la montée irrésistible du militarisme nippon efface le nom et l’œuvre de Kôtoku, et L’Impérialisme n’était toujours pas réédité au début des années 1950.

Ce qui frappe à la lecture, c’est que l’auteur se situe à cheval entre le courant démocratique japonais et la rencontre de la social-démocratie allemande, avec des références assez hétéroclites. C’est ainsi que, dans ses remarques préliminaires, il évoque aussi bien Tolstoï et Zola que Bebel ou le démocrate américain Bryan, concluant avec modestie qu’il n’a pas « signé cet ouvrage comme auteur, me considérant même comme commentateur ».

Un anti-impérialisme éthique
Les différences avec les analyses marxistes européennes sont très nettes. La lutte contre l’impérialisme ne repose pas en effet sur le thème de la solidarité entre classes ouvrières de l’Asie. Dans l’archipel nippon, on n’a pas connu les luttes communes entre ouvriers de pays différents, ni les contacts entre organisations ouvrières, comme ce fut le cas en Europe. En 1901, 155 Coréens résidaient au Japon, les ouvriers chinois étaient surtout présents parmi les dockers, et s’il y eut émigration japonaise en Chine ou en Corée, elle ne venait pas de la classe ouvrière. C’est donc, avant tout, sur une éthique politique que se fonde la position anti-impérialiste de Kôtoku. Les éléments qui fondent la civilisation moderne sont la liberté, la justice, l’amour universel et l’égalité. Et c’est à ce niveau que s’opère une rupture avec la pensée confucéenne, dans laquelle le jeune Kôtoku fut pourtant élevé. Il n’y a pas, au fond de l’homme, une bonne nature dont il faut extraire l’essence en éradiquant les défauts ou les vices qui l’auraient étouffée. Mais l’homme vit un processus historique qui l’éloigne peu à peu de la barbarie des origines, où « les deux sentiments d’amour et de haine se sont noués réciproquement comme dans une corde. » Par le progrès, l’homme accomplit une démarche qui lui permet d’accroître ses connaissances intellectuelles et de goûter au bonheur que lui procurera son perfectionnement moral.

Sans cesse, le militarisme se voit conférer l’épithète de « bestial ». L’impérialisme entraîne une régression, et Kôtoku refuse de considérer que le militarisme s’inscrirait dans la grande tradition de l’honneur et du courage si chers aux Japonais. Zola, se dressant en homme seul pour défendre Dreyfus, a autrement plus de courage que les militaires aboyant en meute pour déchirer un innocent ; et la guerre est à l’opposé des duels, car « aucun honneur n’y est engagé, les buts sont corrompus et les moyens vils ».

À la différence de Jaurès, Kôtoku englobe le patriotisme dans sa critique de l’impérialisme. Le patriotisme n’est qu’une « superstition », un sentiment « bestial » lui aussi, et l’amour du pays ne peut naître que de la détestation des autres nations. Rien n’est plus néfaste que la prétendue « union sacrée » que l’on prône à un pays engagé dans un conflit. Après la guerre, si l’industrie et l’agriculture sont touchées par le marasme, les capitalistes ont-ils le moindre mouvement de « compassion » pour les pauvres qui se battaient à leurs côtés ? D’où la dénonciation de cette fausse fraternité qui naîtrait des combats : « Quand une barque affronte la tempête, les ennemis deviennent frères, mais qui ferait l’apologie d’une telle fraternité ? »

« La faillite suit le drapeau »
Mais on aurait tort de réduire l’analyse de Kôtoku à ce seul aspect moral. Kôtoku examine, avec pertinence, les aspects économiques du problème. En précurseur, il dénonce la tendance de l’impérialisme à détruire plus qu’à produire, et la justification de l’expansion impérialiste par la perspective d’un développement économique n’a pas de sens. L’Angleterre est le premier client commercial de l’Allemagne, celui-ci, le troisième client de l’Angleterre. Que peut apporter un conflit entre eux ? « Si l’on nous expliquait qu’un commerçant essaie d’augmenter son chiffre d’affaires en tuant ses clients favoris pour s’accaparer leurs fortunes, qui pourrait s’empêcher d’en rire ? » Ce ne sont ni les victoires ni les conquêtes qui assurent la prospérité d’une nation et, après 1870, les milieux d’affaires ont plus prospéré en France qu’en Allemagne. La conclusion est cinglante : « Quelqu’un a dit : “Le drapeau suit le commerce.” Ce que prouve l’Histoire c’est, au contraire, que la faillite suit le drapeau. »

Quant à l’argument, très écouté au Japon, selon lequel la conquête d’un « espace vital » conjurerait le risque d’une surpopulation, l’auteur lui fait un sort en rappelant que l’immigration n’est pas liée, loin s’en faut à la conquête impérialiste.

Kôtoku implique donc le Japon dans le réquisitoire implacable qu’il lance contre l’Impérialisme. C’est d’ailleurs ce qui lui coûtera la vie. Pourtant, il est beaucoup moins agressif vis-à-vis de l’Empereur lui-même : « L’Empereur du Japon, à la différence du jeune Empereur d’Allemagne, n’aime pas la guerre et respecte la paix. » Et : « Je pense que si nos soldats, d’eux-mêmes, disaient vouloir se battre pour l’humanité et la justice, l’Empereur les approuverait. » Ce ne sont pas des paroles de flagornerie, mais les propos d’un militant de gauche qui n’a pas oublié que l’entrée du Japon dans la modernité a été initiée par l’empereur Meiji contre le régime des féodaux.

On découvre, avec intérêt, ce livre du début du XXe siècle, qui a des résonances prophétiques, quand on y lit par exemple : « L’impérialisme grandit le pays, mais rapetisse ses habitants. »

Claude Dupont
 

 
© L'OURS - 12 cité Malesherbes 75009 Paris