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L'OFFICE UNIVERSITAIRE DE RECHERCHE SOCIALISTE
 
Marx / Cottret / Claude Dupont / 407
Karl Marx tel qu’il fut
Par Claude Dupont

« Marx est mort deux fois… une première fois, de façon clinique, le 14 mars 1883 ; une seconde fois, un siècle plus tard, victime de ses disciples qui ont couvert de son nom la plus navrante des utopies. » Bernard Cottret livre ici le sens de sa démarche : retrouver Marx tel qu’il fut, au-delà du prophète dogmatique et sclérosé que près d’un siècle de « socialisme réel » avait tenté d’imposer.

Bernard Cottret, Karl Marx. Une vie entre romantisme et révolution, Perrin, 2010, 442 p, 23 €

Article paru dans L’OURS n°407, avril 2011

Effectivement, il nous restitue bien cet apatride qui avait renoncé à la nationalité prussienne, ce bourreau du travail qui, installé à Londres, fréquentait la bibliothèque du British Museum de l’heure de l’ouverture à celle de la fermeture, cet époux aimant, ce père attentif toujours proche de ses six enfants, dont trois moururent très jeunes. Nous parcourons avec émotion les pages qui évoquent les temps de grande misère, quand Marx avoue lui-même qu’il n’a plus les moyens de nourrir convenablement ses enfants ni de faire soigner son épouse. Marx était davantage un bourgeois déclassé qu’un prolétaire de la plume et l’auteur souligne son « comportement d’héritier » : devant les difficultés matérielles, il songe surtout à s’en prendre à sa mère qui ne lui a pas donné sa part d’héritage. Heureusement, il pourra compter sur l’appui d’un entourage dévoué. Son épouse, Jenny von Westphalen, « belle et bien née », supporta stoïquement une condition à laquelle son éducation ne l’avait guère préparée, et manifesta à Karl un soutien inconditionnel. Et Engels, qui était, lui, fils d’un industriel, apporta au couple l’aide matérielle qui lui permit de survivre.

Engels eut du mérite, et il eut parfois envie de mettre un terme à ses largesses, comme ce jour où, ayant appris à Marx le décès de sa ravissante compagne, Mary Burns, il reçut une réponse d’une platitude navrante, dont il ressortait que Mary « avait très bon cœur », qu’il aurait mieux valu que mourût à sa place sa vieille mère « qui était de toute façon bourrée d’infirmités » et cette lettre désinvolte se terminait par une nouvelle demande d’argent. En fait, en dehors du cadre familial, il semble que Marx ait eu une certaine sécheresse, et qu’il se fît de ses amis une conception assez utilitaire. Ferdinand Lassalle, le fondateur du premier parti socialiste allemand, s’était montré fort généreux avec Marx. Mais, à la suite de désaccords politiques, l’auteur du Capital n’hésite pas à écrire à son propos que « ce mélange de type juif et de fond négroïde ne peut donner que quelque chose de bizarre ». Il est vrai que Marx lui-même fut la cible des charges antisémites de Bakounine qui l’accusait d’être entouré « de petits juifs boutiquiers et accapareurs qui vivaient principalement de son intelligence et revendaient au détail ses idées ». Diantre, au temps de la première Internationale, on ignorait les prescriptions de la loi Gayssot !

En tout cas, malgré les traverses financières, et les troubles hépatiques qui s’accentuèrent avec l’âge, la vie de Karl Marx se confondit avec le cours de son œuvre, œuvre immense, toujours inachevée, à commencer par Le Capital dont l’auteur répétait qu’il ne le terminerait jamais. Marx écrivait difficilement, laborieusement, mais malgré l’austérité du sujet, ses œuvres ont une clarté qui les rend accessibles. L’auteur a le sens de la formule, du trait qui fait mouche. Il a aussi un beau talent de polémiste. On le constaterait aisément si on lisait, par exemple, Herr Vogt, paru en 1860, en réponse à un certain Carl Vogt, qui accusait Marx et Engels d’être d’authentiques faux monnayeurs..

Marx, critique des religions
Il est évident que la pensée de Marx a connu des évolutions. Mais un fil rouge parcourt tous se écrits : une critique fondamentale des religions, déjà fortement présente dans la Critique de la philosophie du Droit de Hegel en 1842 : « La religion n’est que le soleil illusoire qui gravite autour de l’homme tant que l’homme ne gravite pas autour de lui-même ». D’où l’aversion dont il témoigna constamment pour le christianisme social, « cette eau bénite avec laquelle le prêtre consacre le dépit de l’aristocratie ». Dans La sainte famille, le premier ouvrage composé avec Engels, il s’était prononcé pour « un humanisme matérialiste entièrement athée ». C’est sans doute ce qui explique en grande partie la méfiance, et parfois l’hostilité, qu’il éprouve pour les socialistes français – notamment Proudhon, cet « Hegel du pauvre » – trop pétris d’un « humanitarisme » qui est plus d’essence métaphysique que politique. Marx reconnait franchement qu’il leur préfère le cynisme d’un Ricardo, qui avait été le premier à affirmer que la mesure de la valeur de la marchandise était le temps de travail, et qui exposait, sans condamnation sentimentaliste, les rapports économiques dans toute leur crudité. Pragmatique, Marx sera longtemps partisan d’un compromis entre la classe ouvrière et la bourgeoisie libérale contre la coalition de la monarchie et de la petite bourgeoisie, car l’avènement du libre-échange « étendra le marché capitaliste à l’ensemble du globe, ce qui, en réponse, suscitera la naissance d’une Internationale ouvrière ».

Cette Internationale, on peut vraiment dire qu’il en fut le père en septembre 1864. Celui qui avait hardiment écrit en 1845 : « Les philosophes n’ont fait qu’interpréter diversement le monde, ce qui importe, c’est de le transformer » avait hâte de se confronter aux luttes du réel. Certes, l’essai ne fut guère concluant. Marx était un orateur médiocre, et, avec Engels, ils furent accusés d’instaurer une centralisation abusive, et de faire, à la direction, une part trop belle aux Allemands. Le grand schisme anarchiste de 1872 blessa l’Internationale à mort, même si elle attendit 1876 pour prononcer son autodissolution. Marx s’était retiré dès 1872, en se réjouissant de voir le siège du mouvement transféré à New York. C’est que l’on a pu parler de l’« américanophilie » de Karl Marx. Dès 1867, il constate, ravi, que « la classe ouvrière américaine est déjà centralisée » et qu’elle a réussi des conquêtes – par exemple sur les huit heures de travail – sans exemple ailleurs. Le monde anglo-saxon lui parait, de toute évidence, posséder la classe ouvrière la plus évoluée, et, longtemps, il pensera que c’est là qu’interviendra la première victoire du socialisme. Au congrès de la Haye, en 1872, il ira jusqu’à avancer l’hypothèse que le prolétariat d’Angleterre et celui d’Amérique pourront « arriver à leur but par des moyens pacifiques », en faisant l’économie de la dictature du prolétariat, concept qui n’apparait d’ailleurs que tardivement dans l’œuvre de Marx, et qui évoquait une phase de la révolution qui ne pouvait qu’être éphémère.

La haine de la Russie
En revanche, Marx nourrit une haine quasi obsessionnelle de la Russie, au-delà même de l’aversion qu’il porte au tsarisme. Son ami Engels donnait le ton en appelant à « une lutte impitoyable avec les Slaves, traitres à la Révolution, et qui méritent d’être exterminés et soumis à la terreur. » Quant à Marx, c’est fréquemment qu’il évoque « la barbarie intrinsèque de la Russie », ajoutant que « le vocabulaire russe ignore le mot honneur ». Le panslavisme russe est le fléau majeur et, en 1847, il estime que les ouvriers Allemands auront finalement une belle occasion d’aller à la Révolution car « leur position géographique les amènera à déclarer la guerre à la barbarie orientale ». C’est seulement en 1876, au moment de la guerre russo-turque, qu’il a l’intuition que la Révolution « pourrait éclater à l’Est ».

Car l’internationalisme ne dissout pas les atavismes ou les appartenances nationales. Marx a beau s’être dénaturalisé, il garde de solides attaches allemandes. En 1870, il ne suit pas Liebknecht qui, comme Jaurès en 1914, souhaite que le mouvement ouvrier proclame sa neutralité dans le conflit. Karl Marx souhaite la victoire allemande, avec moins de passion, certes, qu’Engels. Il met en avant la nécessité d’en finir avec Napoléon III, « cette canaille médiocre ». Il est vrai qu’il se déclare hostile à toute conquête territoriale, et qu’il idéalisera très vite la Commune.

Cet ouvrage se lit avec intérêt, étant aussi éloigné de l’hagiographie que du pamphlet. L’auteur a bien rempli la tâche qu’il s’était proposée : « Sortir Marx de la rhétorique incantatoire pour lui rendre la place qui lui revient parmi les observateurs les plus lucides de son temps. »
Claude Dupont
 

 
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