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L'OFFICE UNIVERSITAIRE DE RECHERCHE SOCIALISTE
 
Ernest Cazelles
ERNEST CAZELLES (1910-1994)
par Denis Lefebvre

A l'âge de 84 ans, Ernest Cazelles est décédé en septembre 1994. La maladie l'avait frappé depuis plusieurs années, et il s'était retiré progressivement de toute activité politique militante, et tout particulièrement du Centre Guy Mollet et de l'OURS, ces deux associations auxquelles il avait consacré tant d'efforts et de temps dès leur création. Ernest Cazelles a été un acteur de la vie politique de ces trente ou quarante dernières années, au sein du Parti socialiste, mais aussi au-delà, dans les relations étroites nouées avec l'outre-mer, dès la fin des années quarante.

Né le 26 août 1910 à Milhars (Tarn), fils d'un militant socialiste, poseur de garde-barrière à la Compagnie des chemins de fer P.O., il rejoint les Jeunesses socialistes en 1928 et la SFIO en 1930. De 1935 à 1939, il est secrétaire de la section socialiste d'Albi, correspondant du Midi socialiste entre 1936 et 1939, et membre de la Commission administrative de la fédération socialiste du Tarn. Après guerre, il rejoindra la fédération du Loir-et-Cher.
Il est successivement ouvrier en meunerie puis contrôleur des PTT. Le militant politique est aussi, comme il se doit à l'époque, militant syndical. Il occupe en effet le poste de secrétaire départemental des employés des PTT. Pendant la guerre, il sert comme deuxième classe dans le 53ème régiment d'Infanterie coloniale, composé à 90% de Sénégalais. Tout naturellement, il appartient à la Résistance : BCRA et Libération-Nord. Après la Libération, il est détaché de son administration d'origine, et affecté à la mairie du XIIIème arrondissement de Paris, où il est chargé des questions de ravitaillement. Puis il devient chef du cabinet de Roger Deniau, alors commissaire au ravitaillement du Comité parisien de libération. Il entre ensuite dans divers cabinets ministériels, celui de Paul Ramadier, ministre du Ravitaillement, et ceux de François Tanguy-Prigent, ministre de l'Agriculture, auprès duquel il est attaché parlementaire. Ce poste lui donne une grande connaissance des milieux politiques nationaux.
Il est ensuite conseiller de l'Union Française, de 1947 à la dissolution de cette Assemblée parlementaire en 1958, y occupant d'importantes responsabilités, notamment celle de président de la Commission de la comptabilité. C'est en qualité de conseiller de l'Union Française qu'il effectua de nombreux séjours en Afrique du Nord et en Afrique noire, nouant des relations très étroites avec les hommes politiques de ces contrées, au premier rang desquels le futur président de la Côte d'Ivoire, Félix Houphouët-Boigny, dont il fut un ami personnel. Il est parmi les socialistes l'un des premiers qui s'intéressent aux questions d'outre-mer. Aussi, dès le début des années cinquante, est-il un des animateurs du "Bureau de l'Union Française", structure interne au Parti socialiste, créée en 1948, avec à sa tête André Bidet.
Il publie parfois des articles dans la presse socialiste nationale sur ces questions. On trouve aussi certains écrits de lui dans les journaux de ces fédérations lointaines. Ainsi, dans le n° 2409, du 28 juillet de L'AOF, Organe officiel de la Fédération SFIO Sénégal-Mauritanie, sous le titre : "Problèmes d'Afrique noire. Avant qu'il ne soit trop tard". Après avoir dressé un inventaire des difficultés rencontrées par les populations locales, après avoir constaté que les populations autochtones, surtout les jeunes qui ont pu faire des études, sont de plus en plus évoluées, après avoir souligné le rôle -parfois néfaste- de l'administration locale, il évoque ce qui pour lui serait le pire : "la contagion de l'émancipation", inéluctable si la France ne sait pas comprendre les aspirations de ces populations, et préconise de les associer davantage "à la gestion de leurs intérêts immédiats, puiqu'elles participent déjà à la gestion d'intérêts généraux par les élections aux Assemblées territoriales et, par les élections législatives, aux intérêts nationaux. C'est pourquoi il faut accentuer la décentralisation en créant des Conseils locaux à l'échelon le plus bas". Pour lui, si "quelques mouvements sporadiques se manifestent actuellement en Afrique noire", ils ne "sont pas exclusivement le résultat d'excitateurs professionnels, mais la manifestation d'une réaction légitime contre les décisions prises inconsidérément par le pouvoir central".

Homme clé dans l'appareil socialiste
Surtout, il a mené une importante carrière au sein de la SFIO : membre du Comité Directeur de 1956 à 1969, et secrétaire général adjoint de ce Parti de 1958 à 1969. Homme clé dans l'appareil du Parti socialiste Il gère l'association des Amis du Parti socialiste SFIO, et prend une part active aux destinées de l'Entraide Ouvrière Française. Parallèlement, il est longtemps chargé des contacts avec les organisations "amies" du Parti socialiste, telle le Comité national d'action laïque.
D'autres contacts, il en mènera hors du territoire national, en septembre 1956, avec des représentants du FLN. Il fait en effet partie, avec Pierre Herbaut, de la délégation socialiste emmenée par Pierre Commin, à l'époque secrétaire général du Parti socialiste par intérim qui rencontre trois représentants du FLN, dans le cadre de négociations secrètes menées depuis le mois d'avril de la même année .
Ernest Cazelles joue un rôle important dans la préparation et l'organisation des congrès et assises nationales de la SFIO : répartition des temps de parole, mise en place des diverses commisions, etc. Il y intervient peu dans les débats politiques : il est plutôt l'homme des petits groupes, des discussions à quelques uns. Durant toute la période où il est très actif au sein du Parti, il ne prononce pratiquement qu'une seule intervention politique, en ouverture du Conseil national qui se tient à Puteaux le 6 septembre 1962, quelques mois après l'indépendance de l'Algérie, quelques semaines avant le bouleversement majeur du référendum sur l'élection du président de la République au suffrage universel, qui sera suivi d'élections législatives.
La SFIO sort de cette période délicate à assumer depuis 1958, coincée qu'elle était entre le soutien à la politique algérienne du général de Gaulle et l'opposition qu'elle manifestait sur tous les autres aspects de la politique gouvernementale. Ernest Cazelles lance un appel : "L'heure est venue de passer du combat défensif au combat offensif". Il dresse ensuite un bilan du Parti socialiste, qui doit bouger, se remettre en question, alors que "trop souvent, les sections, quand elles se réunissent, discutent sur le passé. Sans doute, la critique de l'action du Parti est nécessaire, mais encore faut-il qu'elle ne soit pas la seule action de nos militants". Il faut recruter, créer de nouvelles sections, se mobiliser ; il faut attaquer sans relache le pouvoir. Tel est le langage que tient Ernest Cazelles, davantage homme d'action que théoricien politique.
Il n'est pas absent des tentatives de rénovation du Parti socialiste dès le début des années soixante. Après le 54ème Congrès national de la SFIO, en 1963, il anime en 1964 un groupe de réflexion sur les structures du Parti. Il participe en 1965 à "l'aventure" de la création de la FGDS, Fédération de la gauche démocrate et socialiste. En avril 1967, il préside la "Commission d'octobre", chargée de faire des propositions dans la voie de l'intégration de toutes les familles composant la Fédération. De 1969 à 1971, il est secrétaire du "Nouveau Parti socialiste", s'occupant des fédérations dans l'équipe animée par Alain Savary. Après le Congrès d'Épinay, il entre dans l'opposition.
Franz-Olivier Giesbert, dans un de ses récents livres, a dépeint Ernest comme "l'un des meilleurs organisateurs politiques de l'après-guerre" . Ernest connaissait en effet parfaitement les moindres rouages du Parti socialiste, mais aussi "sentait" parfaitement la vie politique française. Dans les pages qui suivent, nous reproduisons, pour illustrer cette connaissance, quelques unes de ces correspondances personnelles, que ce soit au retour d'un de ses voyages, ou quand un événement de politique intérieure lui inspirait quelques réflexions.

Aux côtés de Guy Mollet
Ernest Cazelles fut bien sûr, et sans doute surtout, un proche collaborateur et un ami de Guy Mollet, qu'il ne quitta jamais. C'est à l'occasion du congrès socialiste de 1946 qu'il a rejoint le futur secrétaire général de la SFIO, ressentant bientôt une grande admiration pour l'homme et ses idées. Sa fidélité sera sans faille. On en trouve une trace dans la lettre qu'il lui envoie le 1er juin 1958, en pleine crise, alors que le Parti socialiste est divisé :
"En cette période difficile, à n'importe quel poste de responsabilité que l'on soit, chacun doit fixer sa position.
Avant même que tu ne soies secrétaire général, j'étais auprès de toi ; depuis, sans défaillance, j'ai accompli mon travail de militant, avec plus ou moins de bonheur, mais toujours avec sincérité, et sans jamais torturer ni mes sentiments ni ma conscience. Certes, cela m'a valu bien des sarcasmes.
Suiveur, non, mais affectueuse et totale confiance en toi.
Nous sommes dans le Parti des milliers et des milliers qui te gardent cette amicale confiance. Tu n'as pas le droit de décevoir tous ces militants silencieux mais sincères.
En acceptant de rentrer dans le gouvernement de Gaulle, je sais l'effort énorme que tu fais, le devoir est toujours difficile, mais il faut que tu fasses sur toi même l'effort supplémentaire de rester secrétaire général.
Je te fais confiance, je sais que les destinées du Parti ne peuvent être en de meilleures mains.
Affectueusement à toi."

Il est naturellement aux côtés de Guy Mollet dès la création de l'OURS, puis de ceux qui créent en 1976 la Fondation Guy Mollet, devenue ensuite Centre Guy Mollet. Il en est le président de 1983 -succédant à ce poste à Augustin Laurent- à 1986, animant avec passion nos travaux, et contribuant entre autres activités à donner un grand succès aux cérémonies du dixième anniversaire du décès de Guy Mollet, en octobre 1985. Nous avions alors organisé à Arras un colloque articulé autour des deux thème suivants : Guy Mollet et l'Europe, Guy Mollet et les problèmes internationaux.
Intervenant en notre nom pour la clôture de cette journée de travail et de souvenir, il a notamment déclaré :
"10 ans déjà !
Comment, au-delà de la tristesse commune, ne pas se féliciter de la qualité de cet anniversaire qui atteste, malgré le silence fait autour de nos activités, de la vitalité de l'OURS et de la Fondation. Nous nous félicitons d'avoir pu organiser aujourd'hui un colloque si important, qui a réuni tant de témoins privilégiés, de militants, d'universitaires, que nos travaux intéressent.
Notre volonté en organisant ce colloque était de témoigner, mais également de rassembler, pour l'avenir, des témoignages inédits et passionnants. Nous pensons y avoir réussi (...) Notre finalité, au sein de la Fondation, est de travailler pour l'histoire en permettant aux militants, aux chercheurs, de travailler sur des documents et témoignages inédits, mais également, quand le besoin s'en fait sentir, de remettre certaines choses eu point" .

Fidélité à Guy Mollet
Cette fidélité à l'homme Guy Mollet se doublait d'une fidélité de caractère politique. A Bernard Vanneste lui posant en 1986 la question suivante, "comment pensez-vous lui être fidèle ou poursuivre son oeuvre aujourd'hui et dans l'avenir ?", il répondait : "En restant fidèle à une orientation non gauchiste, en essayant de reconstituer des rapports amicaux et une structure commune et démocratique avec ceux qui sont, 65 ans après le Congrè de Tours, encore sous l'influence d'un système de centralisme démocratique".
Ernest Cazelles n'a jamais renié ses engagements de jeunesse, au sein du Parti socialiste de l'époque : la SFIO, Section française de l'Internationale ouvrière. Jusqu'à la fin de sa vie, il sera vigilant. En atteste cette lettre qu'il envoie le 28 février 1975 au Premier secrétaire du PS, François Mitterrand, après la parution dans le n°7 (janvier 1975) de La Nouvelle Revue socialiste d'un article pour le moins surprenant de Jean-Marcel Bichat, intitulé "A travers soixante-dix ans de congrès socialistes : la vie d'un parti". Dans cet article à prétentions historiques, l'auteur étudiait les statuts et le fonctionnement du Parti socialiste depuis 1905. Ici ou là, quelques amabilités sur Guy Mollet, mais rien de très grave, jusqu'à ces lignes où Bichat écrit :
"Au lendemain de la défaite de 1940, à l'exception de Bracke, la plupart des guesdistes avaient suivi Paul Faure dans la voie de la collaboration avec l'ordre établi (...) C'est pourtant un guesdiste qui va, contre le secrétaire général Daniel Mayer et contre Léon Blum, entraîner la majorité des militants vers un 'redressement doctrinal'. Le rapport général de Daniel Mayer fut rejeté par 68% des mandats".
Au vu de ce texte, on déduit que les guesdistes ont majoritairement collaboré ... et c'est cependant un guesdiste qui devient secrétaire général de l'organisation en 1946 ! Argumentation pour le moins surprenant et malsaine. Guy Mollet, on le sait, a réagi avec force à cette attaque à peine voilée, même si rien ne transparaîtra en public, selon le choix de garder le silence qu'il s'était imposé .
Ernest Cazelles, lui, écrit à François Mitterrand :
"(...) Quarante ans de militantisme à la SFIO, à tous les postes qui m'ont été confiés par mes camarades, secrétaire de section, secrétaire fédéral, Comité directeur, secrétaire général adjoint, je n'éprouve ni remords honteux, ni fierté excessive. Mes anciens et mes maîtres à penser m'ont enseigné qu'il fallait toujours respecter l'adversaire politique et conserver une amitié sans faille pour mes camarades du Parti, surtout pour ceux qui appartenaient à des courants différents de pensée ou de tendance (...)
Je ne connais pas l'auteur de l'article. Je n'aurais formulé ni réserve, ni critique, tant il est vrai que depuis le Congrès d'Épinay les militants de la SFIO sont habitués à lire dans la presse adverse et aussi dans les publications du NPS des articles assez fantaisistes sur l'histoire de la SFIO, si je n'avais trouvé autant d'erreurs historiques, d'interprétations pour le moins surprenantes, de mensonges par omission, rassemblés dans un même article.
Avec mes camarades silencieux qui sont restés au NPS -plus nombreux que certains ne le croient- je n'aurais pas rompu la règle que nous nous sommes imposée afin de ne pas être accusés de "diviseurs", si le deuxième paragraphe de la page 89 ne dépassait vraiment les bornes.
Trop de mes anciens camarades des Jeunesses socialistes, militants guesdistes, sont morts dans les camps de concentration, beaucoup d'entre nous ont connu les geôles de Franco avant celles d'Hitler, trop d'entre nous, guesdistes, ont pris des risques pour défendre la République et la liberté pendant l'occupation des armées nazies, pour laisser passer ce paragraphe où se mélangent la mauvaise foi, le mensonge et l'erreur historique.
Je vous sais assez respectueux de la dignité de vos semblables pour ne pas permettre que, sous votre responsabilité, vos thuriféraires fassent quelque amalgame scandaleux entre les collaborateurs et celui qui fut, pendant 23 ans, secrétaire général de la SFIO, grâce à la confiance et à l'amitié de tous les militants. Que cette dernière affirmation plaise ou déplaise, personne n'est en mesure de la nier ou de la réfuter.
Depuis 1971, c'est la première fois que je sors de la discrétion que je me suis volontairement imposée. Je n'ai ni amertume ni rancoeur. Je ne sollicite rien, sinon un peu de respect pour ceux de ma génération, pour l'histoire du mouvement socialiste et pour la simple vérité historique".

Ernest employait souvent ces quelques mots : "vérité historique". Comment ne pas regretter qu'il n'ait jamais voulu rédiger ses souvenirs. Quand nous lui en parlions, il disait à chaque fois : "Pas encore", "trop tôt", "plus tard"... Tout est fini aujourd'hui, hélas, et rien n'a été écrit. Il nous reste le souvenir d'un ami fidèle, d'un être chaleureux, toujours prêt à nous raconter avec son accent rocailleux, qu'il ne perdit jamais, une anecdote, un souvenir.

Denis Lefebvre
(article paru dans le Bulletin du Centre Guy Mollet, n°24, décembre 1994)
 

 
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