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L'OFFICE UNIVERSITAIRE DE RECHERCHE SOCIALISTE
 
Weber/Communisme L'OURS novembre 2009
Faut-il le regretter ?
par Henri Weber, député européen

Article paru dans L’OURS n°392, novembre 2009, Droits d’inventaires 3

Les premières analyses approfondies du communisme ne furent pas le fait des conservateurs et des libéraux, mais des théoriciens de la social-démocratie.
Ces analyses frappent aujourd’hui par leur acuité et leur précocité. Mais l'effondrement du bloc communiste n'est pas sans poser d'autres questions.




Pour ne nous en tenir qu’au principal théoricien de la IIe Internationale, Karl Kautsky, force est de constater que tout est dit à chaud, avant même la mort de Lénine, dans trois essais percutants : La Dictature du prolétariat (1918), Terrorisme et communisme (1919), De la démocratie à l’esclavage d’État (1921).

Rupture avec la doctrine socialiste
La prétention des bolcheviques d’édifier le socialisme dans les limites de la Russie arriérée, écrit le « pape du marxisme », relève d’un volontarisme débridé et ne peut conduire qu’à la catastrophe. Elle représente une rupture radicale avec la doctrine socialiste, qui enseigne qu’un peuple ne saurait sauter impunément les étapes nécessaires de son développement historique. Elle constitue une rechute dans le socialisme utopique et conspirateur du XIXe siècle, pour qui la volonté et la détermination du parti révolutionnaire suffisent à tout. Le léninisme est « un blanquisme à la sauce Tartare », disait Charles Rappoport.
S’ils persistent dans leur folle aventure, poursuit Kautsky, les bolchéviks sont condamnés au sort de l’apprenti sorcier : lancés vers un but inaccessible, ils se verront condamnés à l’alternative : ou bien rester fidèles à leurs convictions socialistes et se voir évincés du pouvoir, ou bien se maintenir au pouvoir, mais pour cela renier leurs convictions socialistes et se faire les agents d’un projet historique radicalement étranger aux idéaux de la social-démocratie.

Sur le plan économique, ils édifieront non pas « un mode de production socialiste » comme ils l’affirment, mais un capitalisme d’Etat, en tout point inférieur au capitalisme de marché(1).
Sur le plan social, ils n’accoucheront pas d’une « société sans classe », mais d’une nouvelle société d’exploitation et d’oppression, où la bureaucratie d’État, propriétaire collectif des moyens de production, sera la nouvelle classe dominante, exploitant la classe ouvrière et la paysannerie.

Sur le plan politique, à la place du « dépérissement de l’État », et de la « démocratie directe des conseils ouvriers », promise par Lénine, ils engendreront « un pouvoir despotique sans précédent, ni égal »(2).

« Cette folle expérience ne peut s’achever que sur une incroyable culbute, conclut Kautsky, en 1930, dans Le Bolchevisme dans l’Impasse. Même le plus grand génie ne pourrait l’éviter »3.
La culbute a tardé, mais elle a fini par survenir au début des années 1990, montrant une fois encore que si les marxistes se trompent sur les rythmes, ils voient souvent juste sur les tendances. En quelques années, tout le bloc communiste s’est effondré, à l’exception de Cuba et de la Corée du Nord, sans que sa classe dirigeante, la Nomenklatura du Parti-Etat, ne cherche à résister.

La disparition brutale du communisme a eu des effets ambivalents. Effets positifs d’abord, bien sûr, de loin les plus importants. Que des despotes aussi sinistres que Brejnev, Mao, Ceausescu, Honecker... puissent prétendre incarner le « socialisme réellement existant » entache l’idée du socialisme elle-même.

L’effondrement du communisme totalitaire donne raison à ceux qui ont toujours refusé de sacrifier les libertés individuelles et la démocratie sur l’autel de l’égalité et de la révolution.
Ceux pour qui la démocratie est à la fois le but et le moyen du mouvement socialiste.

Une religion de salut terrestre
Positive aussi est la fin de l’utopie communiste de la société parfaite.
Les marxistes-léninistes promettaient « une société sans classe, sans pénurie, sans guerre, sans État », unifiée et transparente à elle-même. Qui ne voit dans cet au-delà du capitalisme une version profane du paradis céleste ? Edgar Morin l’a montré il y a déjà près d’un demi-siècle : le communisme a été une grande religion de salut terrestre. Il a su proposer aux masses ouvrières déracinées et déchristianisées du XXe siècle une religion de substitution, qui présentait les traits familiers du messianisme et du millénarisme chrétien.
Au commencement était le paradis où vivaient Adam et Eve, dans l’harmonie et la félicité, dit le récit biblique. Puis est survenu le péché originel et Adam et Eve ont été chassés sur Terre, où ils durent gagner leur vie à la sueur de leur front et enfanter dans la douleur. Un jour surviendra l’Apocalypse, le Messie surgira parmi les hommes, et ce sera la résurrection des morts, le retour au paradis céleste...

Le récit communiste raconte la même histoire dans le langage des sciences humaines : au commencement était le communisme primitif, dit « Le Manifeste » de Marx et d’Engels. Les petites sociétés de chasseurs-cueilleurs vivaient dans l’harmonie et le don. Puis le progrès technique a permis la production de surplus, que certains ont cherché à s’approprier. Ainsi sont apparues la propriété privée, forme profane du péché originel, et la division de la société en groupes antagonistes. Dès lors, l’humanité fut précipitée dans la vallée de larmes des sociétés de classe : esclavagisme, féodalisme, capitalisme… Mais ce dernier mode de production engendre le prolétariat moderne, salariés libres « qui n’ont que leurs chaines à perdre, et un monde à gagner ». La lutte des classes ira en s’exacerbant, de crises en crises, de plus en plus graves, jusqu’à la crise révolutionnaire (version profane de l’apocalypse). La classe ouvrière s’emparera alors du pouvoir et édifiera le socialisme, puis le communisme, société d’abondance, où « le libre développement de chacun sera la condition du plein épanouissement de tous ».

Si la modernité se confond avec la sortie de la religion, comme l’a montré Marcel Gauchet, cette sortie est un processus prolongé, qui passe par la case des idéologies.
Les grandes idéologies du XIXe et du XXe siècles – socialisme révolutionnaire, communisme, à gauche ; nationalisme, fascisme, à droite – sont des religions séculières. Leur force de mobilisation exceptionnelle tient à ce qu’elles réussissent à capter l’énergie religieuse des masses et à l’investir au service de fins politiques.

Le communisme fut une religion et une Église, avec son dogme et ses papes, sa ville sainte et sa liturgie, son haut et son bas clergé, ses schismes et ses hérétiques, ses procès en sorcellerie et sa grande Inquisition.

Comme toute religion, il donnait sens, dignité et intensité à la vie de ses fidèles, surtout à celle des plus humbles. Aux ouvriers et aux employés, il disait : vous êtes aujourd’hui la classe exploitée, mais vous serez demain la classe dirigeante. Vous seuls pouvez faire advenir la société bonne, contribuer ainsi à émanciper l’humanité.

L’organisation communiste – le bas-clergé rouge – faisait de surcroit régner « l’ordre prolétarien » dans les agglomérations populaires, par son maillage très fin de la population (cellules, sections, associations sportives, culturelles, récréatives, revendicatives…).
Le plus exploité, le plus maltraité des manœuvres accédait ainsi à une « estime de soi », une fierté collective, par-delà les vicissitudes de la vie quotidienne.

L’effondrement du communisme met un terme à cette représentation héroïque et messianique du monde ouvrier. « Le paradis socialiste » dont les classes populaires portaient la promesse, apparut pour ce qu’il était : un enfer bureaucratique où régnaient le despotisme, la pénurie, la médiocrité. En même temps qu’elle se fragmentait et se réduisait sous l’impact de l’automatisation, la classe ouvrière a cessé d’être la « classe élue » dans l’imaginaire de la gauche et dans sa propre conscience de soi. Les ouvriers ne sont plus les sauveurs de l’humanité, mais plus prosaïquement les salariés du bas de l’échelle, menacés par l’évolution des techniques, et par la mondialisation.

« Les ouvriers deviennent des “petits”, prêts à s’allier contre les “gros”, les “riches”, les “pourris”, écrivent Stéphane Beaud et Michel Pialoux, mais aussi contre les “pauvres ”, les “assistés”, les “ arabes”. Le vote FN dans les classes populaires doit être analysé comme un symptôme de la spirale de dévalorisation et d’auto-dévalorisation qui s’est emparée de la classe ouvrière (4). »

Les religions révélées ont une supériorité décisive sur les religions profanes : le paradis qu’elles promettent se situe dans l’au-delà. Nul n’en a jamais eu l’expérience, nul n’en est jamais revenu pour témoigner. Le paradis communiste, lui, se situait ici-bas et chacun pouvait savoir ce qu’il s’y passait.

À la longue, il n’y a pas survécu.

La religion communiste, comme toutes religions avait ses bons cotés, que j’ai évoqués. Elle créait du lien social et consolait les opprimés. Elle sélectionnait et formait une élite de militants ouvriers dont beaucoup ont été des saints laïcs. Les salariés et les citoyens leur doivent de nombreuses conquêtes. Universaliste, elle a combattu dans les classes populaires, le racisme et la xénophobie (mais exacerbé la haine sociale de classe...).
On se dispensera, toutefois, d’en éprouver la nostalgie. C’est un grand progrès pour la démocratie et le socialisme que de séparer religiosité et politique. Renoncer à l’utopie de la société parfaite, ce n’est pas, au demeurant, renoncer à toute utopie, c’est renoncer à une utopie chimérique, qui ne peut pas se réaliser en raison de ses contradictions intrinsèques. Et qui devient rapidement, si on cherche à la réaliser de toute force, une utopie meurtrière.
Aux utopies chimériques s’opposent les utopies réalistes, c’est-à-dire des « grands desseins », extraordinairement ambitieux, hautement improbables, mais nullement hors de portée, si des forces sociales s’en emparent et se mobilisent pour les faire advenir : exemple de ces utopies concrètes dont la social-démocratie du XXIe siècle devrait être la force motrice : faire l’Europe, et de l’Europe, la première démocratie économique, sociale et écologique du monde, creuset d’une nouvelle Renaissance et levier d’une autre mondialisation ; inventer le « développement durable » ; instituer une gouvernance mondiale... Renoncer à l’utopie du « meilleur des mondes » ne nous dispense pas de lutter pour un monde meilleur.
Dégradation du rapport
des forces politiques
L’effondrement du communisme a aussi eu des effets négatifs. La disparition du « péril rouge » a enhardi les classes privilégiés, qui ont progressivement remis en cause les compromis sociaux de l’après Seconde Guerre mondiale. La contre-révolution conservatrice, impulsée par Margaret Thatcher et Ronald Reagan, au début des années 1980, a redoublé d’intensité et s’est internationalisée.
Les partis sociaux-démocrates ont été contraints de battre en retraite, en bon ordre pour beaucoup, contaminés par le néo-libéralisme pour d’autres. Ils ont négocié des compromis défensifs de crise, afin de sauver l’essentiel de leurs conquêtes démocratiques et sociales, mais en acceptant de lourdes concessions. D’autres facteurs entrent en ligne de compte dans leur conversion au compromis social-démocrate de crise : le ralentissement de la croissance économique, au milieu des années 70; l’inefficacité croissante des politiques keynésiennes dans le cadre national, qui débouche sur la stagflation; la bureaucratisation et l’impécuniosité de l’État providence; les effets de l’individualisation... Mais l’arrogance des classes dirigeantes engendrées par la victoire par K.O. du capitalisme sur le communisme a joué un rôle.

Une crise de crédibilité
La chute du communisme, enfin, a affaibli toute la gauche, indirectement, par son impact idéologique. Naïvement, beaucoup de socialistes ont cru que cette disparition allait leur ouvrir la voie royale. N’avaient-ils pas dénoncé dès le début – dès 1920, au congrès de Tours, pour les socialistes français – la dynamique totalitaire du léninisme ? N’avaient-ils pas combattu par la suite énergiquement le totalitarisme stalinien ? L’histoire ne leur avait-elle pas donné raison ?

Et, de fait, les électeurs communistes, en France, en Europe, en Italie, au Portugal se sont d’abord massivement reportés sur les partis socialistes de ces pays, qui sont devenus les partis dominants de la gauche.

Les électeurs, mais pas les militants.

La faillite du plus ambitieux et du plus radical des projets de transformation sociale des XIXe et XXe siècles, a jeté la suspicion sur tous les projets de transformation sociale. Elle a ouvert une crise d’incrédulité, qui a affecté à la source l’énergie militante. À la période d’hautes eaux idéologiques et de forte politisation des années 1960-1970, a succédé une période de scepticisme et de désintérêt croissant pour la politique. Le repli sur la vie privée, la montée d’un individualisme égoïste, « narcissique », trouvent là aussi leur motif.
Ce qui a sombré, avec le rêve communiste, c’est la représentation d’une société alternative au capitalisme, d’un «au-delà» de l’ordre existant. Il en est résulté, à gauche, un « désenchantement de la politique », aggravé par sa professionnalisation et sa « starisation » ; et une crise du militantisme, dont toutes les familles de la gauche ont à souffrir.

Henri Weber

(1) cf. Karl Kautsky, Terrorisme et Communisme, Paris, 1921, Ed. J. Povolozsky, p. 213. « Le capitalisme industriel, de privé est devenu capitalisme d’État… La bureaucratie d’État et celle du capital n’en forment plus qu’une. Tel est le résultat de la grande transformation socialiste apportée par le bolchevisme. Il s’agit du despotisme le plus oppressif que la Russie ait jamais connu. »

(2) Idem, p. 212 : « À côté de la classe ouvrière et de la paysannerie, s’affirme une nouvelle classe de fonctionnaires, qui s’arroge de plus en plus le pouvoir réel et rend illusoire les libertés des ouvriers… Le pouvoir absolu des conseils ouvriers s’est développé ainsi en celui bien plus absolu d’une nouvelle bureaucratie, en partie issue de ces conseils eux-mêmes, en partie nommée par eux et enfin en partie imposée à eux. Cette bureaucratie représente la troisième et la plus haute des trois classes de la société soviétique, la nouvelle classe dominante. »

(3) Karl Kautsky, Le bolchevisme dans l’impasse, Paris, Alcan, 1931. 2e édition PUF, Collection Quadrige 1982, p. 21.

(4) Stéphane Beaud, Michel Pialoux, Pourquoi la gauche a-t-elle perdu les classes populaires ?, « À gauche », La Découverte, Paris, 2002, 1037 et 44.
 

 
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