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Bergounioux/Le Débat/Demain la social-démocratie?

Alain Bergounioux
Demain la social-démocratie ?
Article paru dans Le débat, numéro 161, septembre-octobre 2010
Cela fait maintenant plusieurs mois, depuis les articles initiaux de Raffaele Simone et d’Ernst Hillebrand, que Le Débat a ouvert ses colonnes à des contributions sur le devenir de la gauche, plus particulièrement celui de la social-démocratie européenne (1). La conscience des difficultés actuelles domine. Elle oscille entre un pessi¬misme radical avec Raffaele Simone, qui pense que les évolutions économiques, sociales et culturelles imposées par le capitalisme néo-libéral ont été telles que le sol se dérobe sous la gauche, et un pessimisme actif, à la suite d’Ernst Hillebrand, qui s’engage dans une refonte quasi complète des politiques qui ont été menées dans les deux dernières décennies.

Avant même de trancher pour savoir s’il s’agit du bas d’un cycle politique – car, après tout, comme le remarque Henri Weber, à la fin des années 1990, la plupart des pays de l’Union européenne d’alors étaient gouvernés par des travaillistes, des socialistes et des sociaux-démo¬crates – ou d’une situation plus grave, il convient de noter qu’à l’échelle du monde la gauche est loin d’être défaite. La politique d’Obama tranche sur celle de ses prédécesseurs, Clinton compris, la social-démocratie se maintient en Australie et en Nouvelle-Zélande, et la majorité des pays d’Amérique latine ont des gouvernements qui se réclament de la gauche – certes de manière fort différente, Lulla n’est pas Chavez… La stagnation de la gauche – faute encore de lui donner son sens – est donc européenne. Ce qui suggère d’emblée que les difficultés de la gauche sociale-démocrate sont sans doute liées à celles de l’Europe même, aux incertitudes du projet européen aujourd’hui et, plus encore, à l’affaiblissement durable de la croissance qui entrave les possibilités de la redistribution sociale. Ce fait ne suffit pas évidemment à lui seul pour comprendre la situation du socialisme européen. Mais il est déjà éclairant. Car, à l’opposé, en Amérique latine par exemple, nous sommes dans des sociétés qui ont certes de graves problèmes sociaux, et qui sont plus violentes que les nôtres, mais qui sont portées par des économies en expansion où, compte tenu des situations passées, les progrès démocratiques et sociaux sont attendus et ont une grande résonance politique, où les partis de gauche, servis par des personnalités fortes, ont pu lier de vastes alliances sociales, assumant de manière pragmatique l’action de l’État, et où les plus importants d’entre eux mènent des politiques internationales les émancipant des tutelles anciennes, celles des États-Unis principalement, alors que leur influence devient apparente sur la scène internationale – ce qui est un objet de fierté nationale. Le terrain et les tâches ne manquent donc pas pour les partis de gauche dans le monde. Cela ne garantit pas toujours la victoire électorale – comme on l’a vu récemment au Chili – mais, de toute manière, cela donne à ces partis un rôle clé.

Cette comparaison rapide permet déjà d’éviter les jugements de nature essentialiste. Car le capitalisme néo-libéral est tout aussi présent dans ces pays (et ô combien aux États-Unis!…) mais les conditions politiques, économiques et sociales sont déterminantes – et non la nature de l’homme… C’est dans cet esprit qu’il faut revenir à la situation européenne pour éviter les généralités parfois hasardeuses.

Une conjoncture contraire
C’est un paradoxe qui frappe d’abord. Les analyses de la social-démocratie ont été plutôt validées par la crise majeure du capitalisme financier que nous vivons depuis la fin de 2008. Elle a dénoncé et continue de le faire – dans tous ses programmes – le critère exclusif de la valeur de l’action en Bourse imposé par le capitalisme financier, défend une régulation de l’économie mondialisée et plaide pour que le facteur humain soit considéré dans l’entreprise. Tout le monde (ou presque) reconnaît la nécessité d’une action des États, et les économistes remettent en lumière les déficiences des marchés. Tout le monde (ou presque) s’accorde aujourd’hui à voir les causes de la crise actuelle dans une course à la dérégulation et à la libéralisation sur les marchés internationaux, amenée par le capitalisme financier et accompagnée, plus ou moins, par les États depuis les années 1980. Et les remèdes – dont je ne juge pas ici la réalité ou la suffisance – mis en avant dans un premier temps sont empruntés presque partout à ce qui constitue la « panoplie » de la social-démocratie.

Les problèmes de la social-démocratie ne relèvent pas d’une idéologie dépassée – ce qui peut arriver historiquement comme avec l’idée communiste telle qu’elle a été mise en oeuvre au XXe siècle. Ils tiennent avant tout aux difficultés de réalisation des programmes sociaux-démocrates dans les conditions actuelles. La prise de conscience de celles-ci ne date pas, d’ailleurs, d’aujourd’hui. La notion courante de « crise » de la social-démocratie date au moins du début des années 1990, lorsqu’il apparut que les résultats économiques des pays démocrates en Europe du Nord et des gouvernements socialistes en Europe du Sud se détériorèrent – au moins en termes relatifs (2). Même s’il n’est pas toujours facile de séparer les causes des effets, plusieurs problèmes ont été mis au jour depuis ce moment.

On a constaté rapidement que les politiques keynésiennes n’arrivaient plus seules à faire face à la conjonction durable de l’inflation et du chômage. Une inversion des priorités des poli¬tiques économiques s’ensuivit, privilégiant l’offre par rapport à la demande, amenant à porter l’at¬tention sur la stabilité des prix et la maîtrise des coûts de la production plutôt que sur le plein-emploi et le pouvoir d’achat. L’emploi public, qui a tendance à s’accroître, et le coût croissant des politiques sociales pour l’emploi, la santé, les retraites accentuent les déficits, fragilisant nombre de monnaies nationales. L’ouverture grandissante des économies, enfin, limite les ressources fiscales, tout particulièrement les impôts sur les entreprises, devant la menace de «fuite de capitaux». Ces facteurs endogènes aux politiques sociales-démocrates traditionnelles ont été évidemment mis en relation avec des facteurs plus exogènes qui ont dessiné (et continuent de le faire) le cadre dans lequel s’inscrivent désormais les politiques gouvernementales.

L’affirmation de la mondialisation libérale – le terme se popularise dans les années 1980 – accroît la compétition internationale, mettant en concurrence non seulement les économies mais aussi les régimes sociaux, accentuant l’internationalisation des entreprises avec leurs politiques de délocalisation et d’utilisation systématique de la sous-traitance, pressant les gouvernements d’aligner vers le bas leurs politiques fiscales, jetant sur le marché mondial du travail des centaines de millions de nouveaux travailleurs fortement compétitifs. Les équilibres entre le capital et le travail se sont trouvé remis en question au profit du capital, rendant beaucoup plus malaisées les négociations sociales centralisées – ce qui avait été une ressource majeure de la social-démocratie – et amenuisant l’influence des syndicats, même dans les pays où les taux d’adhésion se sont maintenus. Tout aussi importants – et partiellement en lien avec ce premier phénomène, car il faut y ajouter les effets des nouvelles technologies et de l’avènement d’une économie de la croissance – sont les change¬ments survenus dans les structures sociales des pays européens, avec en particulier le déclin numérique de la classe ouvrière et sa fragmentation sous les effets de l’immigration. Les bases électorales de la social-démocratie (et plus encore celles des partis communistes du sud de l’Europe dont les partis socialistes n’ont pas pu reprendre l’héritage social) se sont trouvées fragilisées. Les partis sociaux-démocrates, travaillistes et plus encore socialistes ont été amenés à représenter, de plus en plus, des électorats composites, où les classes moyennes et supérieures ont pesé d’un poids plus important, alors même que ces catégories hétérogènes sont aussi plus mobiles dans leurs attachements politiques. La mondialisation et la fragmentation sociales ont creusé les différences – et les inégalités – dans les sociétés européennes opposant tendanciellement les «gagnants» et les «perdants» de la mondiali¬sation, les «optimistes» et les «pessimistes» – la ligne de clivage passant désormais parmi les classes moyennes. Les conditions d’une poli¬tique de solidarité sont donc devenues plus difficiles dans les dernières décennies.

Tout cela suffit pour rendre compte des problèmes du socialisme européen. Les populations ne se sont pas détournées des «biens» promis par la social-démocratie. La crise est d’abord celle des résultats, des difficultés pour les partis sociaux-démocrates de les obtenir, une crise de gouvernement. Il n’y a nul besoin d’évoquer d’autres raisons. Ainsi, loin de demeurer inerte pendant les dernières décennies, la social-démo¬cratie, sous ses différentes formes en Europe, a mené une adaptation permanente pour tenter de faire face aux déséquilibres économiques et sociaux. Après avoir, dans quelques cas, abandonné les politiques de «rupture» avec le capitalisme, comme en France ou en Grèce, ou les répétitions des politiques keynésiennes de l’après-guerre, comme dans les pays scandinaves, à la fin des années 1970, les partis et les gouverne¬ments sociaux-démocrates ont mis en oeuvre cette adaptation sous deux registres différents: d’une part, dans les pays d’Europe du Nord, la mise en place de «compromis de crise (3)» dès les années 1980, en tentant de conserver les traits principaux du modèle ancien et en s’appuyant sur les ressources propres de la social-démo¬cratie, la force des liens avec les syndicats et leur capacité à entrer dans un « échange » permettant la modération salariale; d’autre part, dans les pays d’Europe du Sud, la force des États, protégés relativement dans les évolutions écono¬miques et sociales, et le jeu dans les opinions pour imposer la nécessité de la modernisation économique. Les résultats ont été notables, en termes de diminution de l’inflation, de crois¬sance, de restructuration industrielle, de maintien, parfois d’extension, de la protection sociale, mais le prix n’en a pas moins été sensible, le chômage demeurant à un taux plus ou moins élevé selon les pays et la précarité s’accentuant dans le salariat. Ces difficultés expliquent gran¬dement que, les marges de manoeuvre n’étant plus suffisantes au niveau national, la plupart des partis sociaux-démocrates, travaillistes, socialistes ont fait le choix de l’intégration euro¬péenne dans cette période, alors que, pour nombre d’entre eux, en Angleterre, en Autriche, dans les pays scandinaves, les critiques et les réticences vis-à-vis de l’Europe étaient encore fortes dans les années 1970. Malgré les débats internes, tous les partis ont soutenu par la suite les traités successifs qui ont construit l’Union européenne depuis Maastricht – en étant parfois désavoués par leurs opinions, en Norvège et en Irlande, puis en France et en Hollande en 2005.

Le «libéralisme culturel»

L’adaptation n’a pas été qu’économique. La social-démocratie a mené également un effort de rénovation programmatique pour tenir compte des transformations sociales et culturelles. Alors que les droites continuaient de défendre une vision conservatrice de la société, la social-démocratie, de ce point de vue héritière de la radicalité culturelle des années 1960, a défendu l’élargissement des libertés individuelles et collectives, notamment en matière d’information, les droits des femmes et des homosexuels, les droits culturels des minorités (avec plus de réserve en France). Le «libéralisme culturel» a été ainsi une marque distinctive plus présente à gauche qu’à droite, et qui s’est traduit par nombre de mesures législatives dans les années 1980 et 1990. La dimension environnementale a figuré tôt également dans les programmes. L’apparition, et l’affirmation dans quelques pays, des partis écologistes en rend compte partiel¬lement. Mais une tradition existait déjà dans les partis du nord de l’Europe. C’est une Commission mondiale de l’environnement, présidée par le social-démocrate Gro Harlem Bruntland, Premier ministre norvégien, qui, pour la première fois, a défini la notion de «développement durable». Ces valeurs de liberté personnelle et de qualité de vie ont favorisé l’influence de la social-démocratie dans les classes moyennes de son électorat – même si des oppositions ont existé sur les conséquences concrètes des choix écologiques, tout particulièrement sur la ques tion nucléaire, avec les syndicats. Plus difficiles pour elle ont été les problèmes soulevés par l’immigration, la présence pérenne de popula¬tions peu familières des habitudes de vie euro¬péennes, que les extrêmes droites et, souvent, les droites à la suite ont liés aux questions d’in¬sécurité. Les socialistes, dans leurs discours et leurs pratiques, ont recherché un équilibre entre l’affirmation d’une solidarité envers les popula¬tions immigrées, représentant les catégories les plus démunies des sociétés européennes, et des réglementations restrictives souhaitées davantage par leurs électorats populaires. Cet équilibre difficile, toujours débattu, comme l’ont montré les questions des droits religieux, avec l’affirmation de l’islam dès la fin des années 1980, n’a pas permis de forger un consensus entre les différentes fractions de leurs électorats.

Ces adaptations aux circonstances nouvelles ont voulu préserver les valeurs et les grands traits des politiques socialistes précédentes. Mais elles se sont faites empiriquement jusqu’au milieu des années 1990 sans s’inscrire dans une vision d’ensemble. Jusqu’à la désintégration du communisme soviétique, cela ne revêtait sans doute pas une importance décisive, l’«entre-deux» entre le communisme et le libéralisme servant d’identité idéologique. Il en alla différemment ensuite dans le tête-à-tête avec un libéralisme triomphant alors même que les «compromis de crise» amenaient la social-démocratie à accepter la mise en oeuvre de politiques libérales. La seule tentative d’opérer une refondation globale est venue au milieu des années 1990, avec la «troi¬sième voie» prônée par le New Labour de Tony Blair (4). Elle a occupé le débat du socialisme européen jusqu’à la fin des années 2000. Son influence, bien que contestée, a été réelle, aidée évidemment par les trois victoires électorales successives des travaillistes depuis 1997, mais également par la plus grande difficulté à main¬tenir les compromis tissés dans les années 1980 avec l’accentuation de la mondialisation, de la concurrence mondiale, d’une part, du coût croissant des dépenses sociales et la nécessité qui en a découlé de rechercher une plus grande efficacité des dépenses publiques, d’autre part.
Il s’est agi, avec la «troisième voie», non pas d’une simple adaptation supplémentaire, mais d’une théorisation politique d’ampleur. Ce projet a eu évidemment avant tout une portée poli¬tique pour remporter les élections et ramener les travaillistes au pouvoir après dix-huit années d’opposition. Il était, dès lors, crucial de disputer les classes moyennes aux conservateurs. Mais, préparée par un travail intellectuel et idéologique approfondi, l’offre d’une «troisième voie» était également fondée sur une double conviction: le capitalisme entre dans un processus de transformation radicale, qui rend dépassée la vieille opposition entre le capital et le travail, et place désormais en son centre la gestion de l’individu qu’il faut avant tout aider à tirer le meilleur parti de l’économie de marché; la société n’est plus structurée par des oppositions de classe, mais par les revendications individuelles et communautaires, avec une population plus éduquée, plus exigeante en matière de démocratie. La responsabilité individuelle étant dès lors centrale tant d’un point de vue économique que social, le rôle d’un État actif est de préparer les condi¬tions d’une société méritocratique et inclusive, au sein de laquelle la justice sociale doit être liée aux efforts individuels. Cette vision idéologique tranche donc avec la logique sociale-démocrate originelle, qui entendait bien tirer du marché les ressources pour permettre une redistribution sociale, mais raisonnait en termes d’équilibres et de contre-pouvoirs. Il s’agit, dans la philosophie de la «troisième voie», d’accepter les principes d’une société de marché pour laquelle les individus doivent être «équipés» le mieux possible.
Les politiques gouvernementales menées ont été évidemment composites et ont évolué dans le temps, mais les grands traits ont été constants : la confiance faite aux marchés pour obtenir une croissance élevée, la flexibilité du marché du travail, l’instauration de normes sociales mini¬males, comme le salaire minimal, l’investissement dans l’éducation et la santé, pour que les services publics s’adaptent aux données individuelles – l’État lui-même recherchant un partenariat avec le secteur privé; la recherche d’une politique de sécurité publique, «dure avec le crime et dure avec les causes du crime», la reconnaissance de la diversité culturelle, une démocratisation des institutions et une décentralisation accrue. Il n’est pas utile, pour cette réflexion, d’entrer plus avant dans l’examen de la politique du New Labour, des Premiers ministres Tony Blair et Gordon Brown, avec ses spécificités, le privilège donné à la communi¬cation et à un mode de décision technocratique, mais seulement de rappeler ce qu’a été le noyau idéologique et politique de cette recherche d’une «troisième voie» entre le libéralisme et la social-démocratie.

Ses présupposés n’ont été repris que partiellement par les autres partis – le «manifeste Blair-Schroeder» de 1998 n’a eu qu’une portée momentanée –, mais leurs politiques en ont été néanmoins influencées: l’«employabilité», la « flexibilité », les « droits et devoirs de l’individu », etc., autant de termes qui se sont retrouvés dans les programmes des années 1990-2000. Les partis des anciens pays de l’Europe de l’Est ont été parmi les plus allants. Les plus fortes réticences (et critiques) sont venues du Parti socialiste français qui a maintenu un écart entre l’économie et la société – «oui à l’économie de marché, non à la société de marché», disait Lionel Jospin –, refusant que les principes de l’économie de marché contraignent les compor¬tements de tous les secteurs de la société. Il n’en demeure pas moins qu’à la fin des années 1990, lorsque onze gouvernements sur les quinze membres de l’Union européenne étaient sociaux-démocrates, peu a été véritablement entrepris pour limiter l’influence du capitalisme financier sur les économies, les entreprises et, finalement, les sociétés. Le cours libéral des politiques euro¬péennes n’a pas été de fait réellement infléchi. Les premières défaites électorales, à la fin de la décennie, en Italie et en Allemagne surtout, mais aussi dans les pays scandinaves, ont montré que les politiques «sociales-libérales» ont eu un prix à payer dans les électorats, les sociaux-démocrates perdant des voix au profit de nouveaux partis de gauche, des partis écologistes, mais aussi au profit de partis libéraux et des extrêmes droites.

Un projet politique

Avec la grave crise qui frappe particulièrement l’Europe depuis la fin de 2008, le temps de l’inventaire est venu. Les antécédents, rapidement rappelés plus haut, expliquent le paradoxe que nous indiquions au début de cet article. La crise appelle des remèdes de nature sociale-démocrate. Mais les partis sociaux-démocrates, travaillistes et socialistes ont été associés par une partie de leurs électorats à la voie qui a mené à cette crise. Trop favorables au marché pour leurs gauches, trop productivistes pour les écologistes, trop étatiques pour les libéraux, trop tolérants pour les extrêmes droites, ils n’ont donc pas pu tirer parti de la débâcle du néo-libéralisme. Pour reprendre la main, et avancer de manière crédible des solutions politiques pour l’après-crise, il leur faut d’abord comprendre comment avancer maintenant. Cette tâche revêt un caractère d’urgence. La situation électorale, en effet, à l’ouest et, surtout, à l’est de l’Europe montre que, pour la première fois, il n’est plus sûr que la social-démocratie demeure la seule force d’alternance par rapport aux droites – alors que depuis 1945, même dans les cycles bas élec¬toraux, cela avait toujours été le cas (5). Ce n’est pas, d’ailleurs, que la situation des droites soit florissante – la cdu/csu allemande et le Parti conservateur britannique ont eu la victoire en 2009 et 2010, avec leurs plus bas résultats électoraux depuis 1945 –, mais la tendance est à la fragmentation du paysage politique, traduisant ainsi une perte de confiance des électorats dans les partis de l’«établissement» politique. Les problèmes des gauches, surtout lorsqu’elles sont au pouvoir, sont simplement plus difficiles que ceux des droites.

Mais ces problèmes relèvent, pour une forte part, de choix politiques. C’est là que l’analyse d’Ernst Hillebrand l’emporte définitivement sur celle de Raffaele Simone. Ces choix auraient pu être différents, et ils dépendent bien de l’action politique, quelles que soient les difficultés du contexte qui ne doivent évidemment pas être sous-estimées.

Les directions d’action qu’indique Ernst Hillebrand sont justes. Il est nécessaire non plus seulement de raisonner en termes de «répa¬ration» sociale – la «paupérisation des États», pour reprendre une expression de Michel Rocard, l’interdirait de toute manière, compte tenu de l’importance des besoins –, mais d’intervenir en amont dans la production même, comme l’avait suggéré Dominique Strauss-Kahn, dès 2002, pour peser sur la répartition de la valeur ajoutée (6). Cela suppose, évidemment, de retisser des droits collectifs – ce qui permet de faire de ce que les Anglo-Saxons appellent le «Stake¬holder capitalism» autre chose qu’un discours. L’objectif – qui est dans la tradition sociale-démocrate depuis les années 1930 – est toujours d’avoir des entreprises innovantes et une société stable afin d’obtenir un certain niveau de crois¬sance et, donc, de protection sociale. C’est la condition pour faire revivre la valeur de soli¬darité entamée par les inégalités croissantes et les «petites différences». C’est la condition, également, pour s’attaquer aux problèmes que pose la diversification religieuse, culturelle, ethnique de nos sociétés. Les interrogations sur les iden¬tités nationales – qui ne jouent pas un rôle subal¬terne dans la vie politique – demandent, pour une part des réponses à y apporter, que les inégalités puissent être réduites, qu’une sécurité de statut et des possibilités d’ascension sociale existent dans la vie des individus. C’est pour cela, comme le souligne Ernst Hillebrand, et comme le reconnaît Anthony Giddens dans son bilan de la «troisième voie», que la redéfinition de ce que doit être la puissance publique est au coeur du travail de révision à accomplir aujourd’hui dans la social-démocratie européenne. Le réexamen de la notion de puissance publique suppose que soient fixés les rapports avec le marché, mais également avec l’État – car l’action publique n’est pas équivalente à la seule action étatique. Tout cela suppose, enfin, que soit (re)menée une bataille sur les valeurs qui rompt avec l’économisme dominant des années 1980-1990, pour dessiner ce que doit être une société de coopération, d’attention portée à l’autre, capable de générosité. Les noms diffèrent selon les partis – Martine Aubry a repris récemment la notion du care d’origine anglo-saxonne – mais tous conviennent qu’à la société marchande il faut opposer une autre vision. La notion de «morale» n’est pas un gros mot! Elle a des lettres de noblesse dans la pensée socialiste (7)! La réforme des pratiques politiques en découle nécessai¬rement. Les partis, qui ont connu des évolutions importantes, aspirés par l’État quand ils sont au pouvoir, dominés par les stratégies de commu¬nication, structurés par les querelles de leadership (même dans les régimes parlementaires…), ont besoin de renouveler leurs pratiques démocra¬tiques, dans le contact avec les électeurs, dans l’organisation d’une représentation politique plus à l’image des sociétés, dans l’approfondissement de la délibération politique.

Avec tout cela, je m’accorde. Cela fournit déjà un programme de travail important… J’y ajouterai cependant deux points à marquer davantage dans le débat.

D’abord l’importance de la coordination de l’action européenne des socialistes. La crise actuelle, certes, les rapproche. Le Parti socialiste européen vient d’adopter des propositions, «Pour une sortie de crise progressiste», impensables il y a encore un an (8). Mais le prix des divisions, même moindres que par le passé, est plus lourd dans une Europe où les processus de décision sont complexes et où jouent aujourd’hui surtout les grands États. Il n’y a pas de «sortie de crise progressiste» possible sans que soit mise sur pied une solution européenne à la crise de la dette des États. Il n’y a pas de chance de réguler la mondialisation sans une action cohérente de l’Union européenne, etc. Cela, tout le monde (ou presque) dans le socialisme européen le pense, serait peut-être même prêt à le dire, à condition de se donner des objectifs réalistes, susceptibles de déplacer effectivement les lignes. Redessiner les conditions d’un véritable projet politique ne demande pas aujourd’hui de ressus¬citer une perspective fédéraliste, mais de cerner les urgences communes en termes de réglemen¬tation financière, de politique commerciale, de politique énergétique, de politique industrielle, etc. La crise actuelle ouvre un nouvel espace pour des réformes qui permettent de rééquilibrer les marchés. D’une période de «prospérité relative» les dirigeants sociaux-démocrates n’avaient rien tiré de fondamental, dans celle de cette crise la nécessité impose de penser et d’agir différemment.

Le second aspect, traité souvent comme s’il allait de soi, est de marier le socialisme et l’éco¬logie. La limitation des ressources rares, le réchauffement climatique, l’accumulation des déchets, dans un monde qui connaît un déve¬loppement accéléré, sont des données incontournables. L’échec de Copenhague a montré que l’entraînement par l’exemple ne suffit pas. Les négociations seront difficiles, même si les enjeux écologiques réhabilitent la coopération et l’intervention publique. La conciliation patiente des intérêts au niveau mondial doit s’entendre aussi aux niveaux national et européen. La prise en compte, en effet, des équilibres écologiques demande des transformations notables dans la production et la consommation. Les efforts que celles-ci supposent, pour être efficaces, ne sont pas toujours compatibles avec le souci de la justice sociale. Le débat sur «la taxe carbone», avorté en France, a montré que cela n’était pas aisé. «Faire humanité» et «faire société» supposent des exigences qui ne sont pas toujours conciliables. Pour conduire une évolution vers une «croissance sélective» et une «abondance frugale», la social-démocratie européenne devra approfondir sa réflexion dans un dialogue constant avec la société pour ne pas en rester aux slogans qui ne tiendront pas à l’épreuve du réel (9).

La social-démocratie a été un incontestable succès historique. Mais les conditions qui l’ont rendue possible ont été sapées par sa dynamique propre et par les transformations profondes du monde, économiques évidemment, mais pas seulement. Dans les trente dernières années, la social-démocratie a mené une adaptation perma¬nente. À juste raison, car le retour vers le passé est impossible – même si des pans entiers de ce passé méritent d’être conservés. La question est que les sociaux-démocrates ont, ce faisant, un peu perdu de vue ce qu’est le socle du socia¬lisme démocratique, la souveraineté collective, qui permet aux individus agissant sous des procédures démocratiques de décider collectivement de l’organisation de leur société de manière consciente – ce que le marché seul ne peut pas permettre. Il faut donc travailler à en maintenir la possibilité dans le monde d’aujourd’hui, en assurant une démocratisation de la politique, c’est-à-dire un accès pour tous aux choix politiques et, par conséquent, une citoyenneté sociale qui donne des «chances de vie» à tous. Cela suffit à la social-démocratie pour se distinguer du libéralisme et fonder une légitimité d’avenir (10).
Alain Bergounioux

1. Le Débat, n° 156, septembre-octobre 2009, et n° 158, mars-avril 2010.
2. Voir Fritz W. Scharpf, Crisis and Choice in European Social Democracy, Cornell University Press, 1991, ou Geoffrey Garret et Peter Lange, «What is left for left ».
3. Alain Bergounioux et Gérard Grunberg, L’Utopie à l’épreuve. Histoire du socialisme européen, De Fallois, 1996.
4. Anthony Giddens et Tony Blair, La Troisième Voie. Le renouveau de la social-démocratie, préface de Jacques Delors, Éd. du Seuil, 2002; pour une critique, Jenny Andersson, The Library and the Workshop. Social Democracy and Capitalism in the Knowledge Age, Stanford University Press, 2009; pour un bilan par le principal inspirateur de la «troisième voie» : Anthony Giddens, «The Rise and Fall of New Labour», The New Statesman, 17 mai 2010.
5. Alain Bergounioux et Gérard Grunberg, « La social-démocratie européenne au lendemain des élections de 2009 », Revue politique et parlementaire, n° 1052, juillet-août-septembre 2009, pp. 123-137.
6. Dominique Strauss-Kahn, La Flamme et la Cendre, Grasset, 2002.
7. La Revue socialiste, n° 38, « Question de morale », 2e trimestre 2010, voir les articles de Philippe Chanial, Vincent Duclert, Christophe Prochasson.
8. « Pour une sortie de crise progressiste », conférence des Premiers ministres et des leaders du pse, le 16 juin 2010.
9. Jean-Baptiste de Foucauld, L’Abondance frugale. Pour une nouvelle solidarité, Odile Jacob, 2010.
10. Brian Barry, « The Continuing Relevance of Socialism », in Democracy, Power and Justice Essays in Political Theory, Oxford University Press, 1989.
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