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L'OFFICE UNIVERSITAIRE DE RECHERCHE SOCIALISTE
 
Art créatif ou culte du passé
ART CREATIF OU CULTE DU PASSE ?<
Peut-on considérer cependant comme vraiment créateur un effort qui se bornerait à faire participer toutes les couches de la population au culte du passé ? Nous serions encore loin du compte. L’art ne tient-il pas avant tout dans la production directe de l’oeuvre d’art ? Il ne faut donc pas espérer de véritable renouveau artistique aussi longtemps que la beauté ne sera pas descendue dans la vie de chaque jour, et rien n’est plus symptomatique du marasme de l’art dans notre société bourgeoise que la place excessive qu’elle accorde aux musées, surtout sous leur forme actuelle.
Depuis la Renaissance, en effet, où un petit nombre d’artistes travaillaient pour un nombre plus réduit encore de mécènes, l’art se trouve placé sous le signe de l’individualisme. Toute l’activité esthétique reste tendue vers la production d’objets de consommation individuelle : tableaux, statuettes, bibelots de toutes natures destinées à meubler le salon de l’amateur éclairé. « D’où la nécessité du musée, abri plus vaste où sont rassemblés pour le public ces objets de salon » (9). Mais ce n’est pas seulement de cette présentation artificielle que souffre l’art moderne demeuré au stade de l’individualisme. Avec l’extension du marché, phénomène général dans notre monde capitaliste, le contact a été perdu entre producteurs et consommateurs. Or, après avoir tenté de réagir par l’institution des salons, les artistes, débordés par l’extension et la rapidité de l’évolution esthétique, durent s’en remettre à des intermédiaires du soin de solliciter le public pour le placement de leurs oeuvres. Ainsi est apparue dans l’art cette préoccupation du profit qui, dans notre société tend à éclipser toutes les autres. L’oeuvre d’art est aujourd’hui objet de spéculation. Chaque marchand détient des artistes qu’il vend et rachète comme des valeurs dont on soutient les cours. Or il s’en faut de beaucoup que l’artiste soit le principal bénéficiaire des fluctuations qui affectent la bourse des oeuvres d’art. Témoin le doux Modigliani, dont les toiles se vendent aujourd’hui des centaines de mille francs, et qui s’est éteint dans la misère et la tuberculose. Mais ce qui est le plus grave, c’est la servitude que fait peser sur l’art l’exigence de l’inévitable intermédiaire. Si les artistes « arrivés » peuvent résister à la pression du commerçant, combien de jeunes talents sont obligés de se plier à la loi d’une demande savamment raréfiée. Chez les plus faibles, le faiseur aura vite fait de tuer l’artiste. Ainsi l’absence de toute oeuvre collective pèse lourdement sur les destinées de l’art.
Mais ce n’est pas seulement dans sa forme que l’art souffre de l’individualisme : c’est dans sa matière même. Aucune place n’étant accordée à la vie sociale ou aux croyances collectives, c’est dans l’intimité profonde de sa vie intérieure que l’artiste cherchera son inspiration. Alors que tout concourt à écraser la personnalité humaine, l’art ignorant le drame des conflits sociaux, en est encore à prêcher le culte effréné du moi. « Ce qu’un autre aurait aussi bien dit que toi, ne le dis pas, aussi bien écrit que toi, ne l’écris pas. Ne t’attache en toi qu’à ce que tu sens qui n’est nulle part ailleurs qu’en toi-même, et crée de toi, impatiemment ou patiemment, ah ! le plus irremplaçable des êtres » (10). C’est appel d’André Gide pourrait servir de manifeste à la majeure partie de la littérature moderne : on devine l’écho qu’il est susceptible d’éveiller chez le bétail humain qui ne connaît des « nourritures terrestres » que la peine de les mettre au jour.
Lorsqu’on se prend ainsi pour unique sujet, il ne faut point s’étonner si la matière s’amenuise au point de disparaître totalement. Qu’ils lèvent le doigt ceux qui, dans notre civilisation d’esclaves, sont des personnes dans le sens plein du mot. Bientôt il devra s’enfler comme la grenouille de la fable, l’artiste qui se condamne à chercher l’inspiration dans ses seuls sentiments ou ses seules sensations. De là une laborieuse fantaisie, des prodiges de virtuosité technique destinés à masquer le vide que laisse derrière lui la disparition du sujet. L’attention se déplace et se porte sur les moyens. Ainsi le théâtre du boulevard, recru de scènes psychologiques gravitant autour de l’alcôve, se donne un faux-air de jeunesse en appelant à lui les ressources du music-hall. La magnificence des décors, l’ampleur et la multiplicité des scènes, les prodiges du machiniste, des trucs de la mise en scène consacrent le triomphe de la forme. Vain étalage d’un savoir-faire, qui soulignent le malaise au lieu d’y remédier. Alors les trouvailles se succèdent à un rythme accéléré. La mode fait son apparition, et elle prend dans l’art les formes repoussantes de l’esthétisme, du dilettantisme, du snobisme. Quel singulier public que celui qui se presse aux répétitions générales et aux vernissages, et comme une oeuvre d’art véritable se trouverait dépaysée au milieu de ces oisifs qui, selon le mot de Romain Rolland, excellent à « ramener les plus héroïques élans de l’âme humaine au rôle de cravate à la mode ».
A ce régime, l’artiste devient un spécialiste, un être à part, bizarre, animé d’une vie artificielle et retranché des préoccupations communes. Du même coup se développe dans une masse déroutée, une passivité profonde. Soit qu’un commerçant approvisionne de films passe-partout les salles des villages les plus reculés, soit qu’un esthète, muré dans un ésotérisme prétentieux, spécule sur la plus value de ses éditions rares ou des minces plaquettes qu’il dédicace à une coterie d’initiés, de toute façon en effet le résultat est le même : esclavage ou ignorance, le public laisse faire, et le divorce devient irrémédiable entre le peuple et l’art. Parce qu’il n’a pas le choix qu’entre le tout-fait et l’inaccessible, le grand public peu à peu se forge une âme de spectateur. Quant à l’action, elle devient le monopole de quelques histrions si toutefois on peut encore parler d’action quand la scission est aussi profonde entre l’art et la masse.
La crise est donc très nette, et elle menace d’être autrement durable que le marasme économique dont la périodicité est un phénomène normal en régime capitalisme. Chaque fois que le peuple se détourne de l’action, c’est une période de décadence qui s’annonce pour l’art. Qu’est devenu l’art religieux depuis que la foi a déserté la masse ? Les modernes « bondieuseries » de Saint-Sulpice écoeurent un croyant comme Huysmans, et il faut aller jusqu’en Afrique Centrale, là où le christianisme reprend figure de religion populaire, pour trouver l’équivalent de ces oeuvres candides inspirées par la foi aux sculpteurs de nos cathédrales. Aussi longtemps que l’art restera l’affaire de quelques individus, aussi longtemps que l’absence du sujet entraînera l’artiste à des pirouettes d’acrobate et des parades de bateleur, le public ne prêtera qu’une oreille distraite à ce concert de voix discordantes. A quoi bon battre le rappel devant des salles vides ? La foule reste indifférente, étrangère à un chômage qui n’affecte qu’une poignée de spécialistes. En vérité, ce n’est plus sur la scène exiguë d’un théâtre que peut se jouer le drame des temps modernes. Ne soyons donc pas surpris si c’est, non seulement en marge du parti socialiste, mais tout à fait en dehors de l’art officiel que s’élabore, avec ses tâtonnements inévitables, l’art de demain.

Notes
(9) Musées, op. cit., p. 353.
(10) André Gide, Les nourritures terrestres, p. 184.
 

 
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