L’ouvrage que Denis Lefebvre consacre à Arthur Groussier permet à l’auteur d’approfondir la relation discrète, complexe, voire tumultueuse, mais profonde, qui unit sur ses fonds baptismaux, le socialisme français et la franc-maçonnerie.
À propos de Denis Lefebvre, Arthur Groussier, le franc-maçon réformiste, coll. Pollen maçonnique, Conform éd., 2016, 100 p, 10 €
Article paru dans L’OURS hors série recherche socialiste 74-75, janvier-juin 2016, p. 135-138.
Aux côtés de Millerand, Viviani, Sembat, Arthur Groussier fut de ces maçons qui participèrent à l’édification du mouvement socialiste en France, en contribuant notamment avec Jaurès à la création de la SFIO en 1905. Mais de manière étonnante, Groussier ne semble plus connu aujourd’hui que pour la forte empreinte qu’il a laissée sur le Grand Orient de France au cours de sa très longue existence (1863-1957). Laissant à d’autres le soin de développer l’engagement maçonnique de Groussier, il paraît important ici de revenir sur le rôle politique de Groussier. En effet, ce livre fournit l’occasion de redécouvrir son engagement politique et une œuvre législative considérable, dont on peut penser qu’elle a durablement changé la vie de ses concitoyens. Ainsi, un fil conducteur paraît se dégager dans cette existence où se croise maçonnerie et socialisme : le travail.
Dans la renaissance du socialisme qui se dessine en France à la fin du XIXe siècle, la formation de Groussier détone au sein d’une constellation politique dominée par les avocats (Millerand, Viviani, Sembat, etc.) et plus généralement les intellectuels (Jaurès, Cachin, Herr, etc.). Il sort de l’école des Arts et Métiers en 1881, titulaire d’un diplôme d’ingénieur-mécanicien et commence son activité professionnelle dans des bureaux d’études. Comme le souligne Denis Lefebvre, cette activité l’orientait moins vers une classe ouvrière dont sa profession le tenait relativement éloigné, que vers une certaine bourgeoisie industrielle aux confins du patronat. Mais il s’engage alors dans le syndicalisme, en contribuant à créer la Fédération des métallurgistes dont il est secrétaire de 1890 à 1893. Comme Jaurès et Millerand, le syndicaliste participe à l’animation des grèves en sillonnant le pays. À une époque où le syndicalisme demeure proche du socialisme, il est élu député en 1893 dans un Paris encore ouvrier. Il reviendra à son activité professionnelle, entre 1902 et 1906, après avoir été perdu un temps son siège, en participant à la construction du métro.
Le père du Code du travail
Sa carrière parlementaire commence par un coup de maître, avec l’élaboration d’un projet de Code du travail de 1896 à 1898. Certes, l’époque est dominée par le travail avec la création en 1891 d’un Conseil Supérieur et d’un Office du Travail qui commencent à habituer le pays à une évaluation des activités productives à partir du temps que leur consacrent les ouvriers et de la rémunération qu’ils en tirent (Cf. I. Moret-Lespinet, L’Office du travail, 1891-1914 : la République et la réforme sociale, PUR, 2007). Mais il faut une énergie et une intelligence considérables pour se lancer dans une œuvre qui ébranle la domination du Code civil, en donnant au travail une portée juridique inédite. Selon Denis Lefebvre, Groussier œuvre ici en liaison avec le Grand Orient : le maçon rejoint le socialiste. Aux termes de longs efforts et en un temps record, il arrive à un Code qui regroupe les lois existantes et « substitue aux lois actuelles, ou incomplètes, ou surannées, des dispositions plus favorables aux travailleurs ». Le résultat a une portée politique d’une ampleur rare, dans la mesure où « ainsi compris, le Code du travail avait un intérêt très profond et très substantiel ; il était comme la formulation juridique, systématique et coordonnée, des revendications les plus pressantes du prolétariat ».
Ce projet de Code constitue le levier de nombreuses réformes en les inscrivant dans une logique radicalement différente du libéralisme alors dominant : la logique du travail. Au centre du système, la novation fondamentale est ce contrat ayant pour objet le travail, cette chose étrange que le droit n’avait pas véritablement jusque-là conceptualisé. Dans le projet de Groussier, le travail va intégrer les activités manuelles et intellectuelles par lesquelles « une personne concourt à la production, l’extraction, le façonnage, la transformation, le transport, l’emmagasinement ou la vente de matières et de produits ». Le propos est révolutionnaire, dans un monde où les ouvriers sont encore dispersés en une multitude de métiers et n’entretiennent que peu de rapports avec les ingénieurs. Mais cette initiative va se poursuivre, avec le relais de Millerand qui crée en 1901 une commission de codification des lois ouvrières et de prévoyance sociale, en allant jusqu’à l’adoption du premier livre du Code en 1911.
L’activité législative de Groussier n’est pas limitée au travail, elle s’étend à la condition des enfants naturels, au statut des associations avec la loi de 1901 dans laquelle nous dit Lefebvre Groussier s’investit beaucoup, ou à la représentation proportionnelle. Mais le travail demeure au centre de son activité. Il est membre de la commission du travail et rapporteur de nombreux projets de loi, comme la réforme des conseils de prud’hommes en 1907-1908, ou la convention collective en 1912-1913.
Le Grand Maître du Grand Orient de France
Après avoir refusé un poste de ministre du Travail pendant la Guerre, tout en s’investissant dans la défense de Paris aux côtés du général Gallieni, Groussier est un parlementaire respecté, jusque dans cette Chambre bleu horizon qui voit arriver une majorité très à droite. Il perd son mandat de député en 1928 lors d’une triangulaire avec un candidat communiste qui le prive de la majorité face au candidat de droite, et décide de se retirer de la vie politique. Il se consacre alors plus complètement à la maçonnerie, en devenant à plusieurs reprises Grand Maître du Grand Orient. Mais, s’il a pris ses distances avec les activités politiques qui furent les siennes avant 1928, la politique le rattrape par le biais de la franc-maçonnerie au cours d’une période marquée par la menace fasciste. Comme dignitaire du GODF, il doit faire face en 1934 aux retombées de l’affaire Stavisky dans laquelle se retrouvent impliqués de nombreux maçons, avant que l’obédience n’appelle la même année au rassemblement des forces démocratiques. Là encore, on retrouve l’importance du travail avec la préconisation de mesures telles que le prolongement de la scolarité, la semaine de 40 heures, etc. Dans la dynamique du Rassemblement populaire, Groussier conserve son aura politique, très applaudi au cours de la grande manifestation du 14 juillet 1935.
Ce livre peut paraître trop court à des lecteurs qui auront découvert, à travers lui, un personnage aussi important et aussi attachant qu’Arthur Groussier. Il faut dire que la Seconde Guerre mondiale est passée par là, avec l’acharnement de l’occupant et du vichysme sur le Grand Orient dont les archives sont saisies, se retrouvant plus tard en Union Soviétique. Certains reprocheront à Groussier d’avoir baissé les bras trop vite face aux persécutions que subit la franc-maçonnerie, dans une lettre de 1940 annonçant à Pétain la dissolution du Grand Orient. Il serait injuste de ne s’en tenir qu’à cette période troublée, dans laquelle il paraissait nécessaire à Groussier de mettre à l’abri les siens. Il serait inconcevable pour une histoire du socialisme en France, voire une réflexion sur la conception même du socialisme, de ne pas poursuivre la recherche ouverte par l’ouvrage de Denis Lefebvre.
Claude Didry
Claude Didry est sociologue, chercheur au CNRS (IDHES-ENS Cachan). Il vient de publier L’institution du travail. Droit et salariat dans l’histoire, La Dispute, 2016.