Aux confins de la Pologne de l’entre-deux-guerres, dans ces immensités multi-ethniques (Ukrainiens, Juifs, Polonais) et donc multi-religieuses (catholique, uniates, juive), il existait une ville où, comme ailleurs, ces communautés cohabitaient indépendamment des stratifications sociales : les Ukrainiens essentiellement paysans, les Juifs commerçants et artisans, les Polonais administrateurs et industriels, chacune d’entre elles avec leur quartier propre. (à propos du livre de Omer Bartov, Anatomie d’un génocide. Vie et mort dans une ville nommée Buczacz, Plein jour, 2021, 443p, 24€)
Ce que nous rapporte Omer Bartov à propos de Buczacz, ville d’origine de sa mère qui émigra en Palestine en 1935, c’est la dégradation progressive des relations entre ces communautés, sous l’effet de la guerre de 1914, suivie de la guerre civile – et ses pogroms – la ville passe plusieurs fois d’une occupation à l’autre (bolchevique, indépendantistes ukrainiens, Polonais). En examinant particulièrement le fonctionnement du lycée et la composition de ses élèves, Bartov décrit la montée des radicalismes politiques, tout d’abord celui des Ukrainiens privés de leur indépendance revendiquée dès 1917. Dès lors un engrenage fatal devient possible, il s’accomplit avec l’invasion conjointe de la Pologne par l’Allemagne et l’URSS en 1939.
L’occupation manipulatrice des Soviétiques et les déportations accentuent les oppositions entre communautés puis, avec l’invasion de la Wehrmacht en juin 1941, les Ukrainiens nationalistes se vengent cruellement sur les Juifs, considérés comme les complices de la soviétisation. Dans cette mortelle disposition triangulaire, les Juifs cristallisent les haines qu’exploite l’occupant nazi pour réaliser leur plan d’extermination. Se déroule alors, comme ailleurs, une systématique mise à mort programmée des Juifs de Buczacz et d’autres venus s’y réfugier. En neuf mois (octobre 1942-juin 1943) s’en était fini de leur présence. Les rares survivants furent traqués, dénoncés, exécutés. Dans son récit, souvent sinistre et pénible par l’accumulation des cruautés rapportées, O. Bartov revient sur l’attitude des responsables du Judenrat de Buczacz, qui disposait de sa propre police mise aux service des nazis. Puis, en 1943-1944, se déroule une guerre civile entre Polonais et Ukrainiens, ces derniers pratiquant un nettoyage ethnique que les Allemands regardent de loin.
Une banalisation meurtrière
Ce qui frappe l’auteur, c’est la disparition de tout sens moral au sein de populations entières, comme si l’autorisation donnée par les systèmes totalitaires de tuer, d’abord les Juifs, était devenue la norme : une « banalisation meurtrière », une élimination « routinière ». Le mutisme et le déni qui saisirent les populations après guerre – les autorités soviétiques niant la spécificité du génocide – y trouvent sans doute leur matrice. Dans le cas de cette petite ville de Galicie, les meurtriers ne furent nullement traduits en justice, le silence des assassins s’installe.
Me revient en mémoire Chateaubriand qui confère ce rôle éminent à l’historien : « Lorsque, dans le silence de l’abjection, l’on entend plus que la chaîne de l’esclave et la voix du délateur […], l’historien paraît, chargé de la vengeance des peuples… » Le souvenir des Juifs de Buczacz ne devait vivre que dans la mémoire de ceux qui avaient choisi l’émigration et les rares survivants de l’après-guerre.
Fruit d’une longue enquête, le livre d’Omer Bartov, loin de toute idée de vengeance, dresse à ces disparus le plus beau monument qui soit.
Jean-Louis Panné
Article paru dans L’OURS 507, avril 2021.