Samedi 12 mars, la une de Libération annonce « Gauches : l’union c’est maintenant ». Consacrée à l’événement que constitue l’alliance des gauches pour les élections régionales dans les Hauts-de-France, elle est illustrée du dessin en noir et blanc d’une poignée de main sur un fond rouge foncé. La mention sur le côté informe qu’il s’agit d’un photomontage Libération avec Gettyimages. Le choix de cette une, non explicitée dans le quotidien, nous semble pourtant appeler quelques commentaires esthético-politiques quand on la confronte avec cette affiche des Jeunesses socialistes diffusée en 1945 dont ont pu s’inspirer les producteurs de la une de Libé.
Passons vite sur le titre, mais notons le clin d’œil un rien narquois au slogan de campagne de François Hollande à la présidentielle de 2012. Mais cette fois, il s’agit des gauches, et non plus de LA gauche identifiée au seul PS. De même, l’absence des « trois flèches » ne surprend pas, tant elles sont associées au PS des années 1930 aux années 1960 (elles revivent pourtant aujourd’hui en France chez les Jeunes Gardes, mouvement antifa, et aux États-Unis dans la mouvance d’extrême gauche).
Si sur la densité du rouge et le rapport entre le « gris » des bras et des mains qui se joignent les images sont très voisines, la position des mains est elle très différente et pose question. Dans l’image de 1945, on lit l’accord franc et viril d’une poignée de main, dans celle de 2021, une main tire et/ou soutient, qui et quoi et dans quel sens ?
La différence d’inclinaison des bras n’est pas anodine. La poignée de main sur fond des trois flèches présente une inclinaison à presque 45°. Une main est tendue et une autre par-dessus l’enserre. Nous sommes dans une symbolique de force (poignée de main d’ouvriers, ou de militants), de complémentarité (symbolique des années de luttes, et de la contagion des symboles dans les années 1920-1930 et 1950), et lorsqu’il faut s’unir et garder le poing fermé face aux bras et mains tendus des fascistes. L’équerre, symbole de discipline et de rectitude, est en 1945 symbole de force-levier. De son côté, la poignée de main à la une de Libération est longitudinale, elle est placée en diagonale de la page. Elle tend à faire plus penser à un nœud. Elle est signe d’union, de force également, mais aussi de fermeture dès lors qu’elle peut être vu comme une clé de bras. Elle forme un prolongement de direction à prendre avec une incertitude : vers la gauche c’est la chute, vers la droite c’est l’élévation. On peut aussi se demander qui tire qui ? Et d’où ? Du fond d’un trou ? Affaire d’interprétation.
Alors quid de l’actualité des gauches en 2021 et que révèle, masque ou explore ce dessin ? Cette image traduit-elle l’archaïsme des gauches aux yeux du quotidien en réutilisant des symboles éculés ? Ici, les gauches sont toujours viriles même si les bras d’aujourd’hui paraissent plus fins, plus jeunes – bref moins ouvriers… – , ils semblent par leur pilosité plutôt masculin.
Ce fond rouge interroge tout autant car l’accord des gauches dans les Hauts-de-France se fait autour de la candidate des Verts ! Alors quel est le rapport entre cette image et l’union des gauches en cours ? Une manifestation du machisme du ou des graphistes et de Libé ?
Il y aurait encore beaucoup à dire sur cette image où l’on constate une nouvelle fois un usage marketing des images du passé. Quand l’affiche de 1945 s’inscrit dans un discours politique et idéologique, la une de Libération ne fait que jouer avec des symboles sans les liées à une quelconque actualité. On pourra toujours s’interroger pour savoir qui du quotidien ou des politiques démonétisent les symboles. A l’instar, hier, de ce Guevara mis à toutes les sauces, reproduit des milliers de fois jusque sur des mouchoirs en papier, des canettes de soda pétillant au goût de réglisse. Aujourd’hui, à l’heure d’un 150e anniversaire de la Commune de Paris, où l’anarchiste Louise Michel est maintenant récupérée par une droite « patriote et identitaire » et revêtue d’un gilet jaune après avoir été, hier, par la gauche communiste revêtue de « rouge » et statufiée en « vierge ».
Nous avons bien compris que depuis quelques décennies maintenant les « communicants » et les promoteurs d’un marketing politique aseptisé, lisse, non clivant et le plus consensuel possible se sont substitués aux artistes politiques et propagandistes, dessinateurs et graphistes d’antan et ce qu’ils pouvaient produire de contenu, d’attractivité aux effets mobilisateurs. Faut-il le rappeler : leur inspiration leur venait de partis politiques qui diffusaient dans la société des idées, des programmes, une perspective, un horizon et jusqu’aux années 1980 admettaient des clivages sociaux et politiques. Les symboles ont été jeté à la poubelle pour être remplacé par des « like », des « punch line » des « TikTok » multipliant les tics en toc et autres sentences prononcées en 480 caractères sur les réseaux sociaux, des images colorisées, animées et démultipliées sur tous nos écrans. Nous apprécions toutefois, malgré les critiques exprimées ci-dessus, que Libé continue encore à manier des symboles et puise dans un corpus politique porteur de sens et inscrit dans une « histoire continue », pour reprendre le beau titre de Georges Duby, qui dit encore quelque chose. Quant aux gauches, quand l’heure de l’union sonnera peut-être se souviendront-elles que les images et les symboles mobilisent quand ils racontent une histoire qui résonne avec le présent
Frédéric Cépède (Office universitaire de recherche socialiste, Paris) et Éric Lafon (Musée de l’histoire Vivante, Montreuil).
Merci à nos amis historiens et amateurs d’images Arnaud, Ismail, Gilles, Gilles, Noëlline et Pierre-Emmanuel de leurs réactions devant ces deux images.