Qu’est-ce qu’un héros ? D’abord et surtout une opération intellectuelle et politique visant à rassembler le plus grand nombre et le plus longtemps possible autour d’une cause ou d’une croyance. Le héros se trouve donc fortement associé à toutes les entreprises de construction nationale et cousine inévitablement avec ses pairs que sont, dans l’ordre religieux, les saints ou les demi-dieux. Il faut d’ailleurs se souvenir que dans les récits antiques le héros est cet intermédiaire qui contribue à relier les hommes aux dieux. Cette structure quasi anthropologique de l’héroïsme, comme le rappelle Daniel Fabre dans une longue et remarquable synthèse visant à dessiner les linéaments d’une histoire culturelle du héros, a longtemps perduré tout en connaissant des avatars répondant aux nécessités des temps.
à propos de Pierre Centlivres, Daniel Fabre, Françoise Zonabend (dir), La Fabrique des héros, Éditions de la Maison des sciences de l’hommes, 1999, 318 p, 22 €
Ce livre proprement passionnant nous révèle les diverses formes empruntées par le héros dans les sociétés occidentales durant les XIXe et XXe siècles, alors même que les nations modernes s’épanouissaient les unes après les autres. De l’Amérique, héroïsant Washington, à la France post-révolutionnaire retissant son histoire par le biais de quelques grands hommes ou à l’État d’Israël sanctifiant Trumpeldor mort en 1920 en défendant Tel Hai, en passant par les toutes contemporaines reconstructions nationales des pays de l’ancien bloc communiste, toutes tentèrent de s’appuyer sur des héros, mythiques ou réels, peu importe. Seule l’Autriche constitue une curieuse exception qu’explique son histoire contemporaine. Y triomphe en effet « l’homme sans qualité » cher à Musil sans doute parce que la création tardive de cet État n’y permit pas la constitution d’un répertoire national complet. On pourra d’ailleurs prolonger cette réflexion à la lumière des développements les plus récents de l’histoire politique autrichienne.
Héros et destin
Les aventures de la construction nationale ne sont pas les seules à susciter l’invention des héros. La plupart des textes le rappellent. C’est aussi lors des crises nationales, quand l’identité des nations se trouve fragilisée, qu’il est bon de recourir aux héros. Lorsque l’histoire semble s’interrompre, le héros vient rappeler que la nation dispose d’un destin. Franco ou Salazar resacralisèrent le territoire en s’emparant de la religion catholique. Le premier s’appropria Sainte-Thérèse placée aux côtés de Saint-Jacques, le patron de l’Espagne. Le second alla encore plus loin en s’inscrivant dans la spiritualité liée aux apparitions de Fatima (1917). Son ami, le cardinal Cerejeira, lui écrit à propos du miracle : « Tu lui es attaché : tu étais dans la pensée de Dieu au moment où la Très Sainte Vierge préparait notre salut. Et tu ne connais pas encore tout… Il y a des victimes choisies par Dieu qui prient pour toi et accumulent des mérites en ta faveur. » Ce mélange du national et du religieux n’est d’ailleurs pas propre à ces deux nations où il s’impose avec évidence. La Finlande, avec l’évêque Henry d’abord, puis, après un retournement troublant, avec son meurtrier Lalli, ou la Pologne avec le père Jerzy Popieluszko, ont fait de saints ou de presque saints des héros nationaux.
Les héros affaiblis ?
Bien des collaborateurs de l’ouvrage signalent l’affaiblissement du héros dans notre modernité. La démocratie, en promouvant l’homme banal dans sa dignité par souci de liberté et d’égalité, semble avoir fait disparaître les héros, en tout cas, ceux qui composaient le panthéon de l’ancien régime héroïque dont les valeurs étaient le sacrifice, le courage, le désintéressement, les vertus militaires, somme toute, plus que civiles, qui aident aussi à comprendre pourquoi si peu de femmes furent en mesure d’atteindre un tel statut. S’il est un héros aujourd’hui ne serait-il pas semblable à un « antihéros » ?
Des nuances doivent pourtant être apportées. Une enquête faite auprès de 306 lycéens de la région parisienne, tout en signalant une banalisation du héros (700 noms sont cités), souligne la bonne résistance de l’héroïsme national classique transmis notamment par l’Ecole : de Gaulle, Napoléon et Louis XIV arrivent toujours en tête. Mais plus encore, si le héros s’est transformé, il n’a pas pour autant disparu. Il faut en effet admettre que la qualité traditionnelle du héros – la durée – doit s’effacer : « à bien des égards, remarque Daniel Fabre, il n’y a plus que des “héros du jour”, soumis à une rapide révision de leur cote ». Faut-il s’en plaindre ? Hegel ne s’exclamait-il pas sans quelque raison : « Malheur au peuple qui a besoin de héros ! » ?
Christophe Prochasson
Article paru dans L’Ours 299, juin 2000.