« Dans 20 ans, la fin du monde ». Tiré de L’An 01, série publiée en 1970 dans Politique-Hebdo puis Charlie mensuel, avant de devenir un album référentiel de l’imaginaire écologiste, le dessin de Gébé alerte sans nuance : il montre la Terre se liquéfiant, telle une statue de cire exposée à la fournaise. Catastrophiste pour les uns, prophétique pour les autres, l’écologie politique s’éveille dans ces années post-1968, foisonnante et désordonnée, portée par des scientifiques, des urbanistes, des protecteurs de la nature, des militants déçus, des jeunes marqués par l’expérience hippie, des intellectuels de la « contre-culture »… ; bref des individus sans grand rapport les uns avec les autres, mais tous rassemblés par le sentiment d’urgence que traduisent des mobilisations spectaculaires.
L’ébullition des années 1970 est à l’image de l’écologie politique, dont les origines, multiples, rendent difficile l’histoire de sa construction. Elle ne relève pas d’un corps de doctrine. Certes, on peut en voir les prémisses dans l’écologie scientifique qui, depuis le milieu du XIXe siècle (Thoreau, Haeckel), étudie les relations entre les êtres vivants. Mais, si elle porte en elle les préoccupations environnementalistes, elle ne débouche pas nécessairement sur la critique sociale qui pousse l’écologie politique à proposer un modèle alternatif. Si bien qu’il est peu aisé de brosser, à coup sûr, une généalogie des penseurs de l’écologie politique, même si, comme le propose Yves Frémion1, le géographe et libertaire Elisée Reclus fait figure d’important précurseur. Il est, à cet égard, intéressant d’observer que ceux qui comptent dans la définition de l’écologie politique y sont venus pas à pas, par des chemins détournés, souvent sans en revendiquer l’étiquette, tel Edgar Morin, pour qui l’écologie doit se concevoir comme un « problème global ». « Il ne faut ni hypostasier le problème écologique ni aussi le réduire », souligne-t-il dans une conférence, en avril 19732.
Ecologie de l’action
Le risque, pour Morin, est, en effet, est de réduire l’écologie à une série de pollutions rigoureusement cloisonnées, ici liée à la fumée, là aux déchets, ailleurs au DDT, bref, un puzzle de petits problèmes, avec chacun sa solution technologique. « Si la technologie est apte à colmater les brèches, elle nous masque le problème fondamental qui n’est pas un problème de poubelle », insiste le sociologue. Ce faisant, il distingue les questions particulières de l’environnement de la question globale de l’écologie. Il donne aussi la clé qui permet de comprendre la vampirisation des idées écologiques par les pensées dominantes.
Situons-nous au tout début des années 1970. Nous sommes encore loin d’un parti des Verts (1984). Bien présents, les écologistes sont si dispersés qu’une typologie exhaustive est impossible à établir. Ils appartiennent volontiers à la nébuleuse des luttes d’après 1968 (féminisme, libération sexuelle, antimilitarisme, non-violence, tiers-mondisme, presse alternative, contre-culture…). Certains ont forgé leurs armes dans le combat antinucléaire des années 1950 et 1960 (manifestation de Marcoule, 1958) et ont fait un bout de chemin avec le PSU (Michel Mousel, Huguette Bouchardeau, Roger Winterhaler, Brice Lalonde…). D’autres, au contraire, découvrent brutalement l’écologie en s’engageant dans une bataille locale à caractère environnemental, comme le journaliste de RTL, Jean Carlier, contre le projet touristique du parc de la Vanoise (1969-1970).
L’éclatement se manifeste sur le plan organisationnel. Les associations et structures souples se multiplient, héritières du combat environnemental (Fédération française des sociétés de protection de nature), mobilisées par une lutte spécifique (Comité de sauvegarde de Fessenheim et de la plaine du Rhin, animé par Solange Fernex) ou conçues dans une démarche plus large, à l’instar des Amis de la Terre (1971), section française d’un groupement international (bientôt dirigée par Brice Lalonde). Mais les noyaux écologistes sont aussi constitués par des journaux alternatifs : Hara-Kiri, Charlie-Hebdo, La Gueule ouverte (Pierre Fournier, Reiser, Cabu, Willem…). Au fond, ce qui constitue le ciment de l’écologie politique naissante, ce sont les actions de terrain et les manifestations qui les accompagnent : contre les projets de centrales nucléaires à Fessenheim (avril 1971) ou Bugey (juillet 1971) ; contre l’extension du camp militaire du Larzac (jusqu’à 100 000 personnes en 1974) ; etc.
Ecologie ou « qualité du cadre de vie » ?
Mais faut-il être écologiste pour faire de l’écologie ? Autrement dit l’écologie est-elle nécessairement politique et alternative ? Non, dès lors que les questions sont posées en termes purement environnementaux. Après tout, l’Etat n’a pas attendu les écologistes pour classer des espaces en réserves naturelles (Camargue, 1926) ou pour faire voter des lois de protection des sites (1930)…
Prônant l’énergie tout-nucléaire, clamant que la ville doit s’adapter à la voiture, le président de la République, Georges Pompidou, ne voit dans les écologistes que des rêveurs et des gêneurs. Mais il ne peut ignorer l’opinion publique qui, peu au fait des alertes lancées en 1970 par les scientifiques du Club de Rome dans leur premier rapport (Halte à la croissance ?), est, en revanche, sensible aux catastrophes engendrées par la marée noire du Torrey Canyon (1967) ou la pollution chimique du Rhin (1969). En 1971, la création d’un ministère de la Protection de la nature et de l’Environnement (confié à Robert Poujade et rattaché à Matignon) et le lancement, à la télévision, de l’émission La France défigurée (de Louis Bériot et Michel Péricard) sont une façon de répondre aux inquiétudes collectives mais aussi de contrôler la manière dont il convient de poser les questions environnementales. Ainsi admet-on la nécessité de lutter contre les pollutions, souvent provoquées, dit-on, par des industriels ou des promoteurs voyous, en évitant soigneusement toute mise en cause de la politique nucléaire de la France.
De ce point de vue, la gauche, fidèle au modèle productiviste, ne propose pas un autre discours. Pour s’en convaincre, il suffit de se référer au Programme commun de 1972 (année de la conférence de Stockholm, qui officialise la notion de « développement soutenable »). La question de la lutte contre la pollution (et notamment celle de l’eau) y est abordée dans la partie « Vivre mieux », perçue comme une condition à l’amélioration du « cadre de vie ». Celle des centrales nucléaires, en revanche, est rejetée dans les chapitres consacrés à la politique économique. La gauche prône alors un « grand programme de l’énergie nucléaire », préalable à « la satisfaction des besoins dans le respect de l’indépendance nationale ». A aucun moment ne sont envisagés les effets environnementaux d’une telle politique.
Du coup, lorsque, porté par 82 associations et groupements, l’agronome René Dumont se présente à l’élection présidentielle de 1974, l’écologie politique est à la fois marginalisée et dépouillée d’une partie de ses thèmes par la droite comme par la gauche. « Nous sommes les seuls à parler d’un projet global pour l’avenir », proclame Dumont. Certes, mais, pris en étau par ses soutiens (des protecteurs de la nature aux tenants d’une rupture radicale), il a tendance à négliger le « projet global », pour évoquer en termes forts les ravages de la pollution. Pour le reste, Dumont est dépendant des médias qui retiennent ses gestes spectaculaires (le verre d’eau qu’il boit devant la caméra pour alerter sur sa prochaine pénurie, ses déplacements à vélo) ou ses propositions iconoclastes (triplement du prix de l’essence). Son score final (1,32%) est à l’image d’une écologie qui ne parvient pas à se débarrasser d’une image utopiste voire folklorique.
L’écologie s’installe pourtant dans le débat français, comme l’indiquent bientôt les efforts du PS pour déborder la droite sur les questions environnementales. Le symbole en est la présence d’Alain Bombard aux côtés de François Mitterrand, en 1981. Bombard qui, à la télévision, lors de la campagne officielle, commence ainsi son intervention : « Nous les écologistes, car nous sommes écologistes… »3. Impensable, sept ans plus tôt.
Christian Delporte, historien, professeur à l’université de Saint-Quentin-en-Yvelines (article paru dans L’Ours n°400, juillet-août 2010 : Droits d’inventaires n°4 : Socialisme, écologie et développement durable).
1 Yves Frémion, Histoire de la révolution écologiste, Paris, Hoëbeke, 2007.
2 “L’écologie de la civilisation technicienne”, Une nouvelle civilisation, hommage à Georges Friedmann, Paris, Gallimard, 1975.
3 15 avril 1981.