Quand Jaurès proposait un fonds d’État pour rembourser les frais électoraux.
à propos de « L’argent des politiques », Cahiers Jaurès, Société d’études jaurésiennes, n°235-236, janvier-juin 2020, 190 p, 15 € (article paru dans L’OURS 502, novembre 2020)
Les années 1970-1980 constituèrent l’acmé de la question des rapports entre argent et politique et, parallèlement au développement des cas de prévarication, de concussion, de corruption, crurent les études universitaires sur ce sujet. Toutefois, un thème demeura le plus souvent dans l’ombre, celui de l’argent des politiques, c’est-à -dire des indemnités versées, ou non, aux représentants des électeurs. Le dernier numéro des Cahiers Jaurès revient sur ce point souvent négligé à travers les cas français, espagnol et roumain, principalement dans la période antérieure à la Première Guerre mondiale. Outre quatre articles, sans compter les Varia, cette livraison publie deux interventions de Jean Jaurès sur l’aspect particulier qui souleva moult polémiques, y compris parmi les socialistes, celui des « Quinze mille francs ».
Les avatars de l’indemnisation
En ce qui concerne la France, Frédéric Monier et Christophe Portalez retracent les avatars de l’indemnisation, apparue dès septembre 1789 mais supprimée sous la Restauration et la Monarchie de Juillet. Rétablie en 1848, l’indemnité disparaît de nouveau après le coup d’État de 1851 mais, bien qu’abolie par la Constitution de janvier, revient en décembre 1852. Elle ne fut plus remise en cause jusqu’à la Grande guerre, terme de l’étude, et partant jusqu’à nos jours. Les auteurs y voient « une marque distinctive de la pratique républicaine de gouvernement », les principaux opposants recrutés dans les milieux conservateurs considérant la fonction parlementaire comme un « honneur », le système censitaire réservant de toute façon la députation à une minorité aisée. Les partisans de l’indemnité – le terme tend à montrer le refus de la rémunération comme un traitement mais comme un remboursement des frais occasionnés par la fonction – se défendant, à l’instar de Robespierre, de vouloir la professionnalisation de la représentation, souhaitaient permettre aux personnes ne bénéficiant que de faibles revenus de siéger aux Assemblées, même si le niveau de l’indemnité couvrait à peine les frais engendrés par la fonction. Les arguments de certains opposants hostiles à l’indemnité en se référant à l’Antiquité grecque, symbole supposé de vertu, oublièrent la misthophorie athénienne que Périclès commença à établir justement pour permettre aux citoyens modestes de siéger à l’Ecclésia.
Quant à la caisse de secours pour les anciens parlementaires et leurs proches dans le besoin, elle fonctionna après une décision prise en 1899. La création avec célérité d’une caisse des pensions pour les députés puis pour les sénateurs en 1904 et 1905, créa un malaise parmi ceux qui enrageaient devant la lenteur des débats concernant les retraites ouvrières, qui ne furent tranchés qu’en 1910, après plusieurs lustres de discussion.
Bien plus âpre fut la controverse née d’une décision de novembre 1906 émanant de la Chambre des députés, approuvée par le Sénat, de porter de 9 000 à 15 000 francs l’indemnité parlementaire, soit une augmentation de 40 %, applicable pour la législature en cours. Si, logiquement, l’opinion de droite, volontiers antiparlementariste, se déchaîna, les militants socialistes de base voire des fédérations entières, nourrissant une méfiance traditionnelle envers les élus, toujours soupçonnés de velléités de trahison, s’élevèrent contre cette mesure. Pour nombre de membres de la toute jeune SFIO, particulièrement les guesdistes, les parlementaires devinrent les « Quinze Mille », voire les « QM ».
Les interventions de Jaurès
Dans ce contexte, les discours de Jaurès intéressent particulièrement, à double titre. D’abord, ils montrent l’embarras du député socialiste à propos d’une proposition présentée d’une manière si brusque qu’il se trouva placé devant le fait accompli et manqua d’ailleurs le début de la discussion. Jaurès parle du « doute et du malaise » qui l’ont saisi à considérer la « hâte inattendue avec laquelle le vote s’est produit ». « Je sais, ajoute-t-il, combien ce relèvement de l’indemnité législative peut scandaliser la classe ouvrière ». Ce fut l’un des arguments des adversaires socialistes de la décision, la célérité qui, une fois encore, contrastait violemment avec la lenteur de l’examen des lois sociales par le Parlement. Mais le directeur de L’Humanité avoue aussi qu’il approuve sur le fond la mesure – « chose absolument juste et nécessaire », – tout en souhaitant ne la voir appliquée qu’à la législature suivante, l’indemnité de 9000 F. lui paraissant notoirement insuffisante, surtout à considérer les dépenses électorales en augmentation constante. Il propose donc une mesure visant à régler ce problème, à savoir le remboursement des frais électoraux pour les candidats ayant obtenu un cinquième ou un sixième des votants, par la création d’un fonds par l’État d’abord à partir d’un prélèvement sur l’indemnité parlementaire. La Chambre rejeta cette proposition très novatrice qui ne réémergea que des décennies plus tard.
Exemples étrangers
Quant aux deux autres pays étudiés, la création d’une indemnité y répondit parfois à des considérations ayant peu à voir avec une véritable indemnisation des députés. En Roumanie, selon Alexandra Iancu, elle servit plutôt à financer les partis politiques et préserver « les tendances ploutocratiques » du régime. En Espagne, « comme dans le cas français et contrairement au cas roumain, la conquête de la rémunération du parlementaire fut associée à la lutte pour la démocratisation du système politique et pour l’identification entre la forme républicaine du gouvernement et la démocratie », dans un État où la forme du régime varia à plusieurs reprises aux XIXe et XXe siècles.
Quoi qu’il en soit, la majorité des pays européens démocratiques ou semi-démocratiques, adoptèrent cette indemnité avant la Grande guerre.
Jean-William Dereymez
(1) La Fondation Jean-Jaurès a publié récemment (juillet 2020) sous la direction d’Éric Kerrouche et Rémy Le Saout une étude intitulée La Rémunération du travail politique, 48 p.