Marier la philosophie et les sciences humaines, tel est le projet et aussi la méthode de Jürgen Habermas, philosophe contemporain majeur (né en 1929), souvent invoqué comme une conscience morale de l’action politique. Son œuvre a fait l’objet de la thèse d’Isabelle Aubert, désormais maître de conférences en philosophie à Paris I. Elle connaît toute l’œuvre d’Habermas, mais aussi l’essentiel de la philosophie éditée depuis le milieu du XXe siècle !
À propos du libre d’Isabelle Aubert, Habermas : une théorie critique de la société, CNRS Éditions, 2015, 438 p, 27 €
Article paru dans L’OURS 447, avril 2015
Le regard d’Isabelle Aubert porte principalement sur la théorie sociale d’Habermas. Celle-ci repose sur un nouveau paradigme d’interprétation, « la théorie de l’agir communicationnel », selon le titre d’un ouvrage du début des années 80. Avant d’en évoquer le développement dans les domaines de la morale et de la politique, elle présente la démarche d’Habermas en la confrontant à celles d’autres penseurs, qu’il s’agisse de l’école de Francfort (Adorno, Horkheimer, Marcuse) ou de Marx et surtout de Freud (« autoréflexion et psychanalyse »).
Primat de la communication
Dans cette première partie, l’auteur resitue la tâche que se donne Habermas. Constatant « la fin de la philosophie du sujet » qui a inspiré l’humaÂnisme des Lumières, « il ouvre les yeux sur la réalité des sujets socialisés qui sont toujours pris dans des interactions communicationnelles ». L’analyse des pratiques du langage montre que chacun se constitue par le rapport à l’autre : c’est le rapport entre sujets, l’interÂsubjectivité qui rend compte de la réalité, plutôt que de se fixer sur une conscience du sujet qui se ferme sur elle-même. La communication constitue donc l’individu, qu’il s’agisse de la vie sociale ou du rapport à soi. Dans la psychanalyse, l’autoréflexion ne découvre pas un sujet abstrait, mais la façon dont l’individu s’est réalisé à travers l’intersubjectivité. Les rapports sociaux sont marqués par l’imitation (mimesis), comme on le voit à travers les modes de consommation, mais aussi par une contradiction, un conflit lié à la dualité propre à toute communication. Cette dialectique ne se limite pas à une lutte des classes à laquelle mettrait fin la victoire du prolétariat, comme le voudraient les marxistes, elle est à l’œuvre dans la réalité sociale et se retrouve au cÅ“ur même de l’individu, du sujet qui est à la fois porteur d’un jugement et acteur politique.
Isabelle Aubert souligne d’une manière très intéressante l’analyse habermasienne de la crise dans « le monde vécu ». Son développement peut être entravé par trois facteurs concomitants : « la perte généralisée du sens » qui bloque la reproduction culturelle, « l’anomie de la solidarité sociale » qui empêche les institutions de jouer leur fonction d’intégration, « enfin les membres de la société peuvent être victimes de troubles identitaires les privant de leur capacité d’être responsable ». Ces trois composantes du monde vécu (« la culture, la personnalité et la société au sens de solidarité sociale ») sont bien en crise aujourd’hui : elles appellent une réponse politique, d’où la nécessité d’un « agir ».
Démocratie et vie sociale
C’est ce que l’auteur veut démontrer dans sa seconde partie qui porte sur « le développement du paradigme de l’agir communicationnel en philosophie morale et politique et en théorie du droit ». Dans le domaine moral, Habermas privilégie une éthique de discussion fondée sur « l’autonomie intersubjective » de la personne. On ne peut protéger les droits de l’individu sans protéger le bien de la communauté à laquelle il appartient. C’est la démarche du « care » qui est ainsi valorisée. Dans le domaine politique, la question est de savoir comment démocratiser les sociétés démocratiques. Habermas ne croit pas à la fatalité de l’apathie des citoyens dont Tocqueville prévoyait le risque pour toute démocratie. Se rapprochant d’Hannah Arendt, il pense possible d’instituer avec l’État de droit une « démocratie radicale » qui est surtout de type procédural. Dans son langage plutôt difficile (il faut connaître les codes !…), Isabelle Aubert résume la position d’Habermas en disant qu’il défend « le potentiel de contestation de la sphère publique… dans le sens d’une anarchie communicationnelle articulée à une démocratie représentative ». Autrement dit, il faut instituer le débat dans la société civile pour que puisse se constituer une opinion publique qu’il s’agira d’interpréter dans les cadres institutionnels. On risque alors la manipulation, c’est pourquoi des médiations sont nécessaires. Démocraties participative et représentative peuvent aller de pair. Encore faut-il éviter les risques de domination, d’où le maintien de la capacité conflictuelle dans « une société civile active et autonome ». Rien n’est possible par conséquent sans des citoyens actifs dans les différents domaines de la vie sociale qui sont autant de lieux d’exercice de la citoyenneté. Ces espaces publics se relient aux institutions selon « une théorie de la démocratie qui ne pense pas la société sur le mode d’une association, mais à travers une procédure communicationnelle productrice de rationalité et engendrant un pouvoir légitime ». Il ne suffit donc pas d’organiser des élections, il faut en permanence une lutte « démocratique » qui ouvre largement le champ de la délibération. Des procédures sont nécessaires et c’est le rôle du droit d’en créer les conditions. Les moyens de la communication de masse peuvent aussi y contribuer, à condition qu’ils ne soient pas soumis à des pouvoirs incontrôlés ou incontrôlables.
Isabelle Aubert conclut en relativisant quelque peu la théorie d’Habermas. S’il faut promouvoir un sujet « communicationnel », encore faut-il qu’il soit également « expressif ». Il faut que l’individu ait une densité suffisante, une capacité à exprimer et à s’exprimer. Il est vrai que c’est un principe essentiel de la République, d’où l’insistance sur le rôle de l’école. Mais la capacité initiale – aujourd’hui bien affaiblie – ne sera guère opérationnelle si elle n’est pas entretenue au-delà de l’école. Fut un temps où l’on pensait que cela pouvait être aussi le rôle des partis. Nous en sommes bien loin aujourd’hui ! N’est-ce pas un autre aspect de la crise qui sévit dans nos sociétés ?
Robert Chapuis