Dans le numéro d’avril, L’OURS revient sur les deux essais  de Pierre Charbonnier (Abondance et liberté. Une histoire environnementale des idées politiques) et Dominique Bourg (Le marché contre l’humanité) parus récemment qui interrogent la place de l’homme dans la nature, et la question écologique.
Écologie et socialisme, vers un nouvel usage du monde, par CAMILLE GROUSSELAS
C’est un nouveau récit de la modernisation que propose Pierre Charbonnier, chercheur à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), pour établir une histoire politique de la nature. Il éclaire les problèmes de l’environnement et de ses imbrications avec la chose publique à partir d’une étude qu’il fait débuter au XVIIe siècle, au moment où la mise en valeur de la terre et la logique d’appropriation se développent. En donnant une profondeur historique aux débats actuels sur le changement climatique, il interprète à nouveaux frais le lien entre abondance et liberté.
Pierre Charbonnier, Abondance et liberté. Une histoire environnementale des idées politiques, La Découverte, 2020, 459p, 24€.  Article publié dans L’OURS 497, avril 2020.
S’il n’est pas possible ici de rendre toute la richesse d’information et de réflexion de cet ouvrage dense, et pas facile d’accès, mettons en avant quelques éléments.
Sur le lien entre abondance et liberté, Pierre Charbonnier rappelle que l’apport théorique de Tocqueville est de s’être demandé si la richesse et l’étendue du territoire américain ne sont pas la cause de l’émergence de la société démocratique, qui serait « un effet secondaire d’une abondance naturelle ». Force est de constater qu’en occident, l’autonomie et l’abondance ont été conquises sur la dépossession économique et écologique des peuples colonisés. Proudhon, pour sa part, met en lumière ce que Pierre Charbonnier appelle le « paradoxe du pacte libéral » : la machine nous apporte un surcroît de richesses en même temps qu’un surcroît de misères. Le socialisme en ses débuts promeut des formes d’association « attachées historiquement […] à la croissance intensive, liées à une économie agraire et artisanale, et pourtant il veut être (et il est bien) une réponse au choc métabolique de l’industrie, à la croissance extensive ». Bientôt, selon l’auteur, les sociétés modernes se comprennent en regard de la tension qui se manifeste « entre la volonté d’affranchissement à l’égard des cycles géo-climatiques et de leurs contraintes ». De ce point de vue, socialistes et libéraux identifient la nature à un partenaire productif. Le mouvement socialiste se distingue néanmoins par l’importance qu’il accorde à la question sociale et à son rapport à la démocratie.
A l’ère de Tchernobyl
Plus près de nous, deux paradigmes remettent en question le lien entre abondance et liberté, celui des limites et du risque. La bioéconomie pose un autre rapport au monde fondé sur l’entropie. Ce modèle risque toutefois de rendre les limites écologiques absolues et de faire basculer l’économie « du côté de l’histoire naturelle ». D’autres auteurs conçoivent différemment l’idée de risque. Anthony Giddens l’associe à la responsabilité et en fait le nouveau cadre organisateur de la gouvernance. Bruno Latour apporte sur cette question un éclairage essentiel : la science n’étant plus perçue comme un phare du projet d’émancipation, la réponse à cette perte de l’autorité scientifique est dans la recherche d’une responsabilité « épistémique », c’est-à -dire propre aux savoirs. L’enjeu est de socialiser « la capacité à s’engager dans un échange démonstratif à l’égard de l’avenir ». La montée du risque global aujourd’hui jette un défi majeur à la politique avec « la décomposition prévisible du social comme sujet historique ».
La fin de « l’exception moderne »
Pierre Charbonnier passe en revue les différentes tendances du mouvement intellectuel qui s’efforce de « décentrer les regards que l’on porte sur nous-mêmes » et qu’il appelle « symétrisations ». Symétriser, c’est « démonter les procédures par lesquelles un sujet constitue son autorité sur des objets ». Il décrit ainsi le développement nouveau d’une critique qui porte sur l’autorité scientifique mais plus largement sur « la composition moderne des rapports entre humains et non-humains ». L’enquête sur « l’usage du monde » entreprise depuis le XVIIe siècle jusqu’à nos jours montre combien les théories et les idées politiques sont enracinées dans un certain rapport à la terre et à l’idée de nature. La séparation entre nature et politique s’avère « une construction historique contingente ». Aujourd’hui, ne faut-il pas reconnaître aux « non-humains, vivants ou non, un pouvoir singulier d’agir » comme le filtrage de l’eau par les sols, etc. La notion de chose, elle-même, opposée à celle de « personne » ne procède-t-elle pas d’ « un enfermement ontologique » ? La théorie de l’échange écologique inégal contribue aussi à faire ressortir la partialité du système des prix et à éclairer autrement la métaphysique de la production.
Enjeux et défis
La question de l’espace limité nécessaire à l’émancipation politique de l’individu et de celui extérieur et cependant non moins nécessaire à sa subsistance ressurgit dans « une dimension géo-écologique des dépendances entre les régions du monde et leurs projets politiques ». La philosophie politique doit être refondée sur « l’inversion des rapports établis au XVIIIe siècle entre territoire politique et territoire écologique ». Alors que le changement climatique opère une profonde transformation des fondements de la pensée politique, le défi est de reconstruire une autonomie en s’affranchissant de l’abondance. La tradition socialiste à travers sa critique de la propriété individuelle, sa pratique de la solidarité sociale, la recherche d’une norme économique externe à la logique des prix, reste une base pour reconstruire la démocratie pour un nouvel « usage du monde ».
Ce qui ressort de cette imposante enquête environnementale des idées politiques, c’est que si « l’exigence écologique est incompatible avec le code néolibéral », le rêve d’abondance ne peut plus être celui des Lumières. Tout, alors, serait-il perdu ? Les crises que nous vivons libèrent un potentiel d’actions nouvelles. Reste à identifier « le sujet collectif capable de se soulever et de partir à la recherche de son autonomie dans ces nouvelles conditions définies par le changement climatique »?
Camille Grousselas
L’écologie face à la souveraineté humaine, par ANTOINE JOURDAN
Dominique Bourg, Le marché contre l’humanité, PUF, 2019, 171p, 12€)
Après une candidature européenne à la tête de la liste Urgence écologie ayant reçu 1,82 % des suffrages exprimés, Dominique Bourg publie un essai qui reprend les thèmes sur lesquelles il a fait campagne. Le philosophe franco-suisse retrace l’évolution de la souveraineté de l’Homme et de ses institutions afin de mieux révéler les maux d’une humanité qu’il estime être au bord du gouffre.
Le premier chapitre propose une histoire de la souveraineté de l’État selon laquelle le marché libéral contemporain subordonnerait les institutions publiques de la même façon que l’Église le faisait avant la fin des guerres de religion et le Traité de Westphalie. À cette perte de souveraineté politique, Bourg ajoute l’effritement d’une souveraineté anthropologique de l’humanité qui découle de l’automatisation croissante des techniques. Il dénonce une mécanisation menant plus à l’oisiveté qu’à « l’empowerment ». L’équation entre absence de salariat et absence d’activité pourra laisser certains sceptiques, mais le lien qui est fait entre inégalités économiques et dégradation climatique est intéressant.
Avec le constat de la détérioration des souverainetés politiques et anthropologiques, Bourg déduit la fin de l’État rationnel hégélien, mis à mort par un marché néolibéral auquel toute considération écologiste ou humaniste est étrangère. Aussi propose-t-il de le réanimer et de revigorer la démocratie, en accord avec les besoins d’aujourd’hui : une décroissance importante et l’abandon de la souveraineté économique de l’humain sur la nature. Si son argumentation n’est pas toujours des plus convaincantes, les considérations économiques et écologiques avancées par Bourg méritent néanmoins une attentive réflexion.
Antoine Jourdan