Trois questions à Édouard Lynch, professeur d’histoire contemporaine à l’université Lumière-Lyon II. Il a publié récemment Insurrections paysannes. De la terre à la rue. Usages de la violence au XXe siècle (Vendémiaire, 2019, L’ours 499)
Comment caractériser la crise que traverse, aujourd’hui, le monde agricole – peut on, d’ailleurs, parler d’un monde agricole ? Et comment qualifier les manifestations mises en œuvre ? Diffèrent-elles notamment du passé ?
La crise agricole qui a éclaté en janvier 2024 et qui s’est prolongée de manière sporadique tout au long de l’année est à la fois « traditionnelle », mais marquée par un certain nombre de spécificités. Traditionnelle dans la mesure où elle s’insère dans un cycle, bien présent depuis les années 1950, où la dégradation ponctuelle des conditions de revenus agricoles, liée à l’évolution des marchés et des politiques publiques, suscite une mobilisation pour obtenir des compensations ou des contreparties. Dans le cas présent, on peut citer notamment la question de l’opposition au Mercosur qui permet de cristalliser des mots d’ordre de refus d’une concurrence internationale largement fantasmée. Traditionnelle aussi dans les modalités de luttes qui puisent dans un répertoire alternant le recours à la violence et à l’action directe (barrages routiers, destructions matérielles) et la négociation avec les pouvoirs publics pour obtenir des compensations immédiates (baisse de la taxe sur le gazole). Traditionnelle enfin, dans la tension entre l’apparente unité d’un mouvement regroupant « les agriculteurs » et des situations sociales, professionnelles, géographiques très différentes, voire contradictoires, que « l’unité » d’une lutte partie de la base contribue à invisibiliser.
Ces continuités n’empêchent pas l’existence de singularités, conjoncturelles et structurelles. L’ampleur des mouvements et leur radicalité peuvent s’expliquer par la concurrence entre les organisations (qui n’est pas nouvelle non plus), mais qui s’opère dans une configuration particulière, avec la montée en puissance de la Coordination rurale. Celle-ci se positionne résolument sur une stratégie de radicalisation avec, en toile de fond, la compétition électorale pour les chambres d’agriculture. Les manifestations et leur médiatisation sont donc un enjeu essentiel pour s’imposer dans un climat concurrentiel. Un autre élément est l’inflexion d’une partie des revendications qui, au-delà des questions matérielles, mettent en avant le rejet des règlementations et d’un « contrôle » administratif et étatique jugé comme devenu insupportable, le refus de règlementations qui se concentre sur la question écologique et les normes environnementales. C’est sans doute la première fois que la question environnementale se retrouve au cœur des revendications, y compris dans les actions menées contre des « symboles » de cette nouvelle politique, comme les locaux de l’Agence de protection de la biodiversité même s’il y a pu avoir des coups d’éclats antérieurs, comme la mise à sac du bureau de la ministre de l’Environnement, Dominique Voynet, en février 1999, soit juste avant… le salon de l’agriculture.
La valse-hésitation du gouvernement quant à la suppression de l’Agence bio reflète-t-elle son alignement sur un supposé désintérêt du monde paysan face aux enjeux écologiques ?
Comme cela vient d’être souligné, l’une des particularités de cette crise est la centralité nouvelle des questions environnementales qui constituent une préoccupation croissante pour les agriculteurs, ou tout au moins qui sont perçues par une partie d’entre-deux comme des contraintes de moins en moins supportables. Jusqu’il y a quelques années, le monde agricole était parvenu à demeurer à l’écart de la montée des préoccupations environnementales, en mettant en avant son rôle « nourricier », mais aussi son lien étroit avec une « nature » dont il serait le meilleur défenseur, car travaillant au plus près du vivant. Une stratégie en partie construite depuis les années 1990 dans des mises en scènes agrariennes et folkloristes, dont le salon de l’agriculture est devenu une vitrine, contrastant avec les réalités d’un modèle agro-industriel engagé depuis longtemps dans un surinvestissement techniciste et productiviste, et dont les multiples effets négatifs sur l’environnement sont de mieux en mieux établis.
Ce positionnement a été pour partie mis à mal depuis une dizaine d’année, d’abord par la société civile et les mouvements écologistes – que l’on songe à la question des « bassines » ou de la réintroduction du loup plaçant les agriculteurs en première ligne. Ce mouvement a aussi été prolongé – avec des réticences – par les gouvernements et l’Union européenne qui ont tenté de verdir les politiques agricoles, une orientation qui, comme souvent, a pesé sur les exploitations les plus fragiles, déjà en difficulté pour se maintenir à flot. Il a suscité au sein des organisations professionnelles, et notamment de la FNSEA, toute une stratégie de communication autour d’un concept l’agribashing… qui ne repose en définitive sur aucune réalité sociale, comme les chercheurs l’ont montré. Cette posture victimaire a été efficacement mobilisée dans les relations avec les pouvoirs publics, notamment les majorités conservatrices qui avaient été les principaux partenaires du syndicalisme majoritaire.
De ce point de vue, la volte-face opérée lors de la première présidence Macron, entre ses engagements écologiques initiaux – rapidement abandonnés au profit d’un alignement complet sur les revendications court-termistes des milieux agricoles, sans parler des chasseurs – est clairement une stratégie de recherche de soutiens politiques dans des milieux ruraux et agricoles qui étaient traditionnellement plutôt proches des républicains. La crise de 2024 en a été une très bonne illustration, dans la mesure où le reflux des normes environnementales, de surcroit rapidement étendu à la Commission européenne, a permis d’évacuer d’autres revendications, pourtant présentes dans le mouvement, comme celle des revenus agricoles et surtout du partage des richesses au sein de la filière.
Les élections aux chambres d’agriculture qui viennent de se tenir témoignent-elles d’une évolution du monde paysan et de ses engagements ?
L’ampleur et la radicalisation des affrontements de l’hiver 2023-2024 est à mettre en relation avec la compétition électorale qui vient de se dénouer lors des toutes récentes élections aux chambres d’agriculture. Cette radicalisation est principalement le fait de la Coordination rurale, dans sa volonté de se démarquer de la FNSEA, accusée par sa politique de cogestion assumée de ne plus défendre efficacement les intérêts des agriculteurs. Cette position n’est pas nouvelle : dès sa naissance, en 1992, la Coordination s’était placée dans une optique libérale et antiétatique, particulièrement en phase avec le mouvement de rejet qui traverse actuellement le monde agricole. D’un point de vue conjoncturel, la vacance de pouvoir qui a suivi la dissolution pendant une partie de l’année 2024, puis l’échec rapide du gouvernement Barnier a aussi privé la FNSEA de ce qui faisait jusqu’à la sa force, c’est-à-dire sa capacité à obtenir des résultats immédiats et médiatisés, voire des contreparties, symboliques ou pécuniaires.
Mais on peut aussi lire la progression de la Coordination rurale, qui a remporté 14 chambres d’agriculture contre seulement trois dans la mandature précédente, comme la trace plus profonde de la radicalisation politique d’une fraction croissante de la paysannerie, de plus en plus perméable aux discours et aux positions de l’extrême droite avec laquelle une partie des dirigeants de la Coordination rurale nourrissent des relations plus ou moins affichées. Le discours antiétatique, anti parisien, entre en résonance avec une partie du ressenti du monde agricole, dès lors que le modèle pacifié de la cogestion semble inefficace et que les perspectives économiques restent très difficiles, pour une profession qui dépend en grande partie des aides, nationales et européennes, ce qui est d’ailleurs un peu paradoxal. Une fraction des agriculteurs se réfugie dans les espérances d’un modèle techniciste et modernisateur, qui a présidé à la transformation agricole depuis une cinquante d’année, dans lequel ils se sont très largement investis et qu’il est difficile d’abandonner, y compris d’un point de vue pratique. Il faut d’importants investissements et beaucoup de temps pour basculer vers la production biologique, dont le marché reste fragile.
Reste à ne pas trop noircir le tableau : ces résultats sont aussi marqués par une forte abstention, pas nécessairement rassurante non plus, mais qui vient au moins relativiser l’image d’une radicalisation massive, sans parler d’un système électoral majoritaire qui gomme les nuances de la représentation. Enfin, on l’a peu évoqué, mais la Confédération paysanne – qui a eu beaucoup de mal à se faire entendre durant les mobilisations récentes, en raison de ses prises de position attachées au contraire à la priorisation des enjeux environnementaux et économiques – voit ses positions se maintenir, avec environ 20 % des suffrages. C’est un rappel, y compris dans les urnes, de la très grande diversité sociale et économique de l’agriculture française, et la capacité d’une partie d’entre elle à construire une alternative agricole durable.
Propos recueillis par L’ours
entretien paru dans L’ours 540, mars-avril 2025.