FRÉDÉRIQUE MATONTI est professeure de science politique à l’université Paris I-Panthéon-Sorbonne. Elle vient de publier Comment sommes-nous devenus réacs ? (Fayard, 2021, 208 p.).
Pourquoi dites-vous que nous sommes devenus réacs?
Ce livre est né de mon exaspération et de ma consternation face à ce que j’entendais sur les plateaux des chaînes de télévision en continu, mais aussi, et de plus en plus dans les médias mainstream, comme Europe 1, passé sous la coupe de Bolloré au printemps. Aujourd’hui l’espace médiatique croule sous les idées toutes faites : les allocations-chômage et le RSA découragent de reprendre un emploi, les Français ont vécu au-dessus de leurs moyens, les petits délinquants sont laissés en liberté, les banlieues sont des zones de non-droit, le niveau scolaire baisse inexorablement, les néo-féministes veulent la guerre des sexes, l’intégration est un échec, et surtout « on ne peut plus rien dire ». Idées toutes faites qui peuvent, hélas, donner lieu à des politiques, comme le montrent les réformes en cours de l’assurance-chômage ou les projets en matière de laïcité de Marlène Schiappa.
Les éditorialistes et les essayistes alimentent aussi de véritables paniques morales face à des épouvantails largement imaginaires (le politiquement correct, la théorie du genre, l’intersectionnalité, l’islamo-gauchisme, la cancel culture, les woke, etc…) que relaient à l’occasion les ministres comme Jean-Michel Blanquer ou Frédérique Vidal.
Comment ça s’est passé et pourquoi ?
À la fin des années 70, le fond de l’air était rouge pour paraphraser le titre du film de Chris Marker. Et, en effet, c’est une tout autre hégémonie culturelle et politique qui a permis à la gauche de parvenir au pouvoir en 1981. Des acteurs très divers ont entrepris de la combattre comme la « nouvelle droite » à la fin des années 70 (le GRECE, le Club de l’Horloge et l’un de ses canaux privilégiés, Le Figaro Magazine) mais aussi des revues comme Le Débat ou Commentaire qui ont importé beaucoup des thématiques néo-conservatrices étatsuniennes (le politiquement correct, le sexuellement correct…). Il y a des ouvrages à succès comme La Défaite de la pensée d’Alain Finkielkraut qui, dès 1987, entend à la fois combattre la politique culturelle de la gauche et le supposé multiculturalisme incarné par des mouvements comme SOS Racisme.
J’ai identifié quelques moments et débats clés (l’antiracisme des années 1980, la réduction de Mai 68 au gauchisme culturel qui culmine avec la campagne de Sarkozy en 2007, les polémiques autour de la laïcité, la fausse opposition entre une politique sociale et une politique en direction des minorités, dès la défaite de Jospin en 2002) qui permettent la progression de ces idées réactionnaires. Et j’ai rappelé la manière dont la gauche a trop souvent préféré les concessions à l’offensive. Mais pour que ces idées triomphent, il faut de très nombreux changements structurels comme la concentration des médias par une poignée de groupes industriels, la recherche du buzz et du clic pour faire monter l’audimat, la transformation des partis politiques qui ont perdu leurs liens avec la société civile et avec les intellectuels, la place prépondérantes des experts et des fast thinkers aux dépens des spécialistes des sciences humaines et sociales.
Comment en sortir ?
Face à cette hégémonie réactionnaire, les leaders des partis de gauche sont pour le moment incapables de constituer la moindre digue. Le désaccord entre les gauches a pourtant plus souvent été la règle que l’exception, mais la contre-hégémonie ne pourra se construire que par l’élaboration patiente et collective d’un véritable programme de gouvernement. Celui-ci suppose au moins deux conditions. La première est difficile à réussir. Elle suppose que les partis parviennent à retisser patiemment des liens avec les associations, les syndicats, les mobilisations collectives, les intellectuels et bien évidemment leurs militants. La deuxième consiste à reconstituer un socle idéologique et à en finir avec les fausses oppositions créées par les controverses. Il ne s’agit plus d’opposer féminisme et néo-féminisme, antiracisme universaliste et antiracisme intersectionnel, lutte contre les discriminations et lutte contre les inégalités, défense des classes populaires et défense des minorités. Mais plus encore, rien ne sera possible sans réforme fiscale, sans restauration de l’État-providence et des services publics.
Propos recueillis par Isabelle This-Saint-Jean