La récente décision de supprimer certains noms de rues par le conseil municipal de Madrid vient raviver la mémoire de la guerre civile espagnole. En effet, la droite espagnole – parti popular et Ciudadanos – alliée au post-fasciste de Vox a décidé à la demande de ce dernier de faire supprimer, en détournant la loi sur la mémoire du gouvernement Zapatero adoptée en 2007, de faire retirer les noms des socialistes Franscico Largo Caballero, l’ancien premier ministre en 1936, et Indalecio Prieto, son ministre de l’Air et la Marine et futur président du PSOE (1937-1962) en exil au Mexique. Outre l’instrumentalisation de la mémoire et l’ignorance dont ont fait preuve les édiles, elle vient heurter la complexité de la mémoire espagnole, ni blanche ni rouge mais définitivement grise.
José Pablo Garcia, Les Soldats de Salamine, d’après Javier Cercas, Actes Sud BD, 2020, 152 p, 22 €
Javier Cercas, Le monarque des ombres, Actes Sud, 2020, 314 p, 8,70 €
Stéphane Michonneau, Belchite. Ruines-fantômes de la guerre d’Espagne, CNRS éditions, 2020, 428 p, 26 €
Jaime Martin, Nous aurons toujours 20 ans, Dupuis, Air libre, 2020, 152 p. 24,95 €
Destins individuels
C’est ce que soulignent la traduction graphique, par José Pablo Garcia, du roman de Javier Cercas, les Soldats de Salamine et la réédition en collection de poche de son ouvrage, Le monarque des ombres. Ces deux récits romancés de Cercas posent la question mémorielle à travers son histoire familiale. Son grand oncle, Manuel Mena, a été tué en 1938 à l’âge de 19 ans dans les combats contre la République pendant la bataille de l’Ebre. Dans Le monarque des ombres, Cercas piste l’itinéraire d’un jeune fasciste dont la mémoire a été glorifiée par une partie sa famille à l’image du régime qui a dominé l’Espagne pendant près de 40 ans. L’ouvrage, sans juger, donne des clés d’explication pour saisir la construction de la mémoire post-phalangiste en Espagne, de ces « héros » morts au nom de la « civilisation ».
C’est aussi cette construction que l’on retrouve dans Les Soldats de Salamine, dont l’histoire est centrée sur la vie de Sanchez Mazas. Le bédéiste adopte un trait faussement naïf, comme il l’avait déjà fait dans sa remarquable adaptation du livre de Paul Preston, La Guerre civile espagnole. Mazas, théoricien de la Phalange, arrêté une première fois, est sauvé de l’exécution par Indalecio Prieto et libéré. Il est arrêté à nouveau par les Républicains en 1937. Emprisonné, il est conduit vers la France lors de la Retirada. Il réussit à s’échapper et ne doit la vie qu’à un soldat républicain qui ayant croisé son regard refuse de l’abattre. Garcia comme Cercas suit alors le destin de ce soldat qui franchit les Pyrénées rejoint la 2e BD et libère Paris. Il laisse planer le doute sur la suite, le combattant républicain refusant d’éclairer cette zone grise.
Mémoire des lieux
Les usages politiques de la mémoire se retrouvent autour du destin de Belchite, la petite ville du centre de la Province aragonaise, théâtre pendant la guerre civile des affrontements entre les factieux et l’armée républicaine. La ville est aussi un enjeu interne dans le camp républicain avec l’attaque lancée par les Brigades internationales, notamment les Américains, et l’armée de l’est, pour enfoncer un coin communiste dans la Catalogne libertaire. Mais l’échec de la prise de Saragosse empêche d’aller plus loin. Cependant, Belchite est tenue pendant six mois par les républicains avant que les troupes rebelles de Franco ne la rasent sous les bombes lors de l’offensive du printemps 1938.
Dans un jeu mémoriel de récupération, les vainqueurs cherchent à faire de la ville un lieu symbolique de la violence républicaine, alors qu’ils ont détruit la ville et conduit une répression. D’abord en 1936 en arrêtant puis en assassinant plusieurs centaines de personnes dont le maire socialiste de la ville. Franco décide alors que le village détruit ne doit pas être rebâti. La prise de la ville en 1937 par les forces légales s’accompagne elle aussi d’une violente répression de plus de 150 exécutions, même si le décompte macabre semble incorporer les putschistes tombés au combat. Enfin, l’occupation définitive du lieu par les franquistes s’accompagne d’une nouvelle répression d’abord après la prise de la ville pendant les premières semaines puis régulière jusqu’en 1947 pour atteindre les plus de deux 230 fusillés. Franco souhaite reconstruire la ville tout en laissant une trace de la guerre civile. Il décide donc de bâtir une ville nouvelle symbole du franquisme et de laisser l’ancienne cité en l’état en la faisant passer pour une ville martyre de la république, selon l’habile tour de passe passe des systèmes dictatoriaux. Les ruines y présentent alors toutes les caractéristiques de la propagande franquiste : religion, nation, autorité sans que les victimes républicaines ne puissent être reconnues comme victimes de la dictature, en dépit d’une timide évolution trop tardive… Triste mémoire.
Complexité de la mémoire
La question de la mémoire a façonné la génération de la movida. Jaime Martin, issu d’une famille de militants de la gauche communiste, a déjà retracé dans deux BD la vie de ses grands parents aux prises avec la guerre civile entre 1936 et 1939 puis celle de ses parents dans les années 1960. Dans le dernier volume de cette trilogie consacrée à des enfances et adolescences espagnoles, le bédéiste relate sa propre jeunesse dans une Espagne libérée du franquisme. Il croque sa scolarité d’abord avec des anecdotes amusantes son année passée dans une école catholique et des scènes particulièrement bien décrite sur la jeunesse espagnole cherchant à échapper au carcan du passé.
Les récits, romans, et BD, de ces enfants de la transition dessinent les contours d’une nouvelle société espagnole où le passé reste présent, comme une ombre qui visiblement encore aujourd’hui réalimente les fantômes du franquisme…
Sylvain Boulouque