C’est l’été, et comme depuis des lustres, l’été, la presse cherche à distraire le citoyen qui aspire au repos. L’OURS n’y échappe pas, à sa manière.
Nous exhumons pour nos lecteurs les plaisirs du tour de France et les plaisirs en général évoqués par le journaliste socialiste Jean Texcier dans sa chronique hebdomadaire publiée dans le Populaire Dimanche du 10 juillet 1949.
« Ces plaisirs…
ALLONS, la vie est belle, et les broyeurs de noir ont des dents à perdre ! Ainsi qu’aux plus beaux jours de la plus belle époque voici les journaux du soir et du matin plus occupés du Tour de France que des misères d’un monde où1’homme, pour ce qu’il imagine être sa sécurité, se blottit peureusement dans l’esclavage.
On ne voit pas encore très bien quel est le candidat du parti communiste dans la poursuite du maillot jaune, cette nouvelle Toison d’Or ; mais toute notre presse rivalise de zèle et d’argent pour informer un public soudain passionné par le destin glorieux des rois de la pédale et l’épopée grandiose des géants de la route. Georges Altman que désole un divertissement qui, à ses yeux, prend la forme d’une diversion, gémit et termine ainsi un article : « Cela dit, nous parlerons-nous, du Tour de France. Et, qu’on nous excuse, un peu aussi, de Madagascar. » Ah ! cher Altman, tu aurais pu t’éviter des gémissements sur la vanité de ces plaisirs dont tu sais très bien qu’ils sont parfaitement populaires !
Dans le même temps – mais, dans des régions plus réservées – on signale une révolution. Il paraît que les sombres caves « existentialistes » où de jeunes sauvagesses échevelées et des gamins hirsutes dansent avec frénésie le be-bop se voient sur le point d’être délaissées pour de confortables rez-de-chaussée ou triomphent l’insouciance de 1900, ses grands chapeaux, ses savants chignons, ses corsets cambrés, ses frous-frous, ses valses lentes et ses chansonnettes. Face à Mlle Gréco à la tête d’insecte, moulée dans son chandail noir, ruisselante de cheveux à la fois lisses et épais, voici que se dresse Lily Bontemps, nouvelle « Dame de chez Maxim » et arrière-petite-fille de Nana, ressuscitant avec sa voix un peu canaille et son regard innocent ces demi-mondaines fin de siècle qui, jadis au Palais de Glace, faisaient rêver Jean de Tinan.
Brochant sur ce retour aux anciens plaisirs, un journal communiste du soir annonce bruyamment à ses lecteurs qu’il va leur donner l’occasion de lire ou de relire « le plus célèbre roman du XXe siècle ». Tenez-vous bien, il s’agit de l’Atlantide ! Ainsi, les lecteurs communistes vont pouvoir frémir aux aventures dramatiques du brillant officier français tombant aux mains d’Anthinéa, l’ogresse voluptueuse. Et voici, du même coup, entièrement dédouané M. Pierre Benoît dont le talent indéniable ne dépasse cependant pas celui de Victor Cherbuliez – je pense au Comte Kostia – mais, qui royaliste maurassien, ne fut point, et c’est le moins que l’on puisse dire, particulièrement résistant au temps de l’occupation.
Ce besoin de se distraire, ce souci de fuir les soucis quotidiens comme les vues d’avenir en se raccrochant à de vieux plaisirs, pourquoi les condamnerions-nous ? Je veux, quant à moi, non point m’en fâcher, mais en sourire. On a bien le droit de s’amuser et ceux qui disent qu’il y a des plaisirs abrutissants je serais curieux de savoir quelles voluptés de remplacement ils sont prêts à proposer non seulement aux masses mais à leurs amis. Quant à moi, je me méfie.
Cet « enfantillage », qui suivant certains constitue un scandale, que voulez-vous y faire ? L’homme se lasse assez vite de se nourrir de drames. On nous dira que nous faisons l’autruche et on nous renverra à la pièce désopilante de M. Roussin. Si on ne nous sert pas « la danse sur le volcan », il faudra nous estimer heureux.
Si vous le voulez bien, prenons au sérieux les choses sérieuses mais gardons-nous, comme de la peste, de prendre tout au tragique. En se scandalisant de tout on fausse tout, Il est curieux de constater comment le haussement d’épaules a fait place à la gesticulation, celle des bras jetés en l’air et celle du poing tendu. Comment voulez-vous alors qu’on se comprenne ? D’autant qu’on ne s’écoute plus.
Témoin cette enquête Mauriac sur la littérature et la morale, dont le Figaro commence à publier les résultats. Il est remarquable que jusqu’à présent tout le monde réponde à côté de la véritable question et que chaque questionné semble avoir le souci de présenter avant tout son petit manifeste personnel où il divague avec complaisance. Belle occasion de plastronner !
En vérité, si beaucoup de gens, et parmi ceux-là qui se prétendent cultivés, donnent l’impression de parler ou d’écrire pour ne rien dire, c’est qu’ils n’ont plus à leur disposition ou refusent de se servir de ce langage qui, jadis, était commun aux plus nobles esprits. Mais on brouille tout et sous prétexte d’aller au fond des choses on obscurcit le langage en y fourrant le jargon philosophique et bien d’autres encore. Et tout cela par souci de paraître à la fois savant et original ! Ni Bossuet, ni Voltaire, ni Rousseau, ni Racine n’ont eu l’idée de faire rendre au langage ce qu’il ne peut donner. Ils ne l’ont forcé jamais. Cependant, chacun l’a conduit à sa perfection tout en l’accordant chacun à sa propre pensée. Donc, aucun d’entre ces écrivains n’a jamais eu la prétention d’être original. Mais ils sont éternels.
Colette a fort bien parlé de « Ces plaisirs… qu’on dit physiques. » Il conviendrait peut-être de parler aussi de ces plaisirs « que l’on prétend intellectuels ». Nous en sommes arrivés à une drôle de salade !
POUR en revenir au Tour de France, pourquoi donc en voudrais-je à ceux qu’il passionne ? Je ne me dérangerai pas pour voir rouler ces messieurs, mais je ne me reconnais pas le droit de dire aux curieux qui sur le parcours, attendent fiévreusement leur passage, qu’ils feraient mieux de s’intéresser à autre chose. Je ne vais pas aux combats de boxe – bien que le spectacle de la salle soit en lui-même prodigieux – mais je constate que ce genre de plaisir n’a pas seulement la faveur des gens du monde, avides d’émotions fortes, mais qu’il passionne particulièrement les « classes laborieuses ».
Ne nous inquiétons pas et ne touchons pas à ces plaisirs. N’espérons pas les remplacer par des conférences. Quant à ceux qui redoutent l’influence de l’existentialisme et du freudisme sur les mœurs, qu’ils veuillent bien considérer que ces exercices philosophiques et mythomaniaques ne sont pas près de faire des ravages chez l’ouvrier à son établi ou chez le vigneron dans sa vigne.
Soyons donc un peu philosophes. Tout ce bruit que l’on fait autour de certaines doctrines, certaine littérature, certaine esthétique comme ce bruit que fait une course cycliste ou un combat de boxe, tout cela n’a guère d’importance.
À chacun ses plaisirs et gardons-nous de prétendre nous faire juges des plaisirs d’autrui.
Chacun a déjà bien assez de mal à mettre de l’ordre dans ses propres désirs.
Mais ce que j’observe dans la grande virée cycliste c’est qu’il ne s’est pas trouvé un journal communiste pour déclarer que ce Tour de France était une invention gouvernementale en vue de détourner l’attention du peuple au moment des fermetures d’usines d’aviation et des « atrocités » de la guerre d’Indochine !
O sagesse inspirée par la vente du « papier » !
Jean Texcier
Le Populaire Démocratie, 10 juillet 1949.