C’est en miroir à L’Étrange défaite de Marc Bloch qu’Etienne Ollion, sociologue, et le Michaël Foessel, philosophe, nous narrent « l’étrange victoire de l’extrême droite contre la politique », dans un ouvrage vivifiant et indispensable pour se détourner des lieux communs à l’heure où tant d’essais et de publications paraissent sur le sujet. (a/s de Etienne Ollion et Michaël Foessel, Une étrange victoire. L’extrême victoire contre la politique, Seuil, 2024, 192p, 19€)
L’approche de ces deux intellectuels, reconnus pour leurs analyses percutantes, va à l’encontre des deux tendances que l’on observe à ce sujet : combattre l’extrême droite à coups de « No pasaran » – slogan des républicains espagnols face aux troupes franquistes devenu symbole de l’antifascisme –, ou bien accepter sa normalisation et débattre avec elle des conditions d’application de son programme en pensant les dédire sur le fond.
L’introduction puis la première partie de l’ouvrage intitulée « Dissolutions » sont une analyse de la situation politique en France après la décision surprise du président de la République le 9 juin 2024, et des comportements électoraux qui ont prévalu jusqu’au second tour des législatives le 7 juillet.
Les auteurs introduisent leur essai en commençant par écarter habilement les comportements de « scandale et de sidération » face à la montée de l’extrême droite : tout d’abord, le scandale de ceux qui la craignaient et qui n’avaient d’autres mots à la bouche, correspondant à une période démarrant dans les années 1980 en réaction à l’irruption politique de Jean-Marie Le Pen ; ensuite, la sidération, dont on peut dater l’apparition en 2007 en raison du comportement politique de Nicolas Sarkozy qui empruntait des termes équivalent à celui du FN pensant mieux le trianguler. Ces deux comportements successifs n’ont pas aidé pour contrer cette victoire, voire y participent en raison de l’aveuglement qu’ils occasionnent.
Une victoire contre la politique
L’erreur serait de croire que cette victoire serait acquise (parce qu’elle est acquise, pour les auteurs) malgré l’étrangeté et les contradictions de l’extrême droite, à l’heure où le RN est représenté par une femme divorcée ayant voté pour la constitutionnalisation de l’IVG et dont beaucoup d’élus revendiquent leur homosexualité, alors que cette victoire est possible en raison même de cette étrangeté. L’extrême droite, qui se fait aujourd’hui le rempart de la République, n’a pas non plus gagné en raison des seuls facteurs socio-économiques, sinon le désir de rupture aurait pu également se porter sur l’extrême gauche. Elle a gagné une autre bataille, celle des rapports sociaux, que les auteurs appellent « l’infrapolitique » qui constitue la deuxième partie de l’ouvrage.
Ce champ des rapports sociaux n’est pas la convenue « bataille culturelle » entendue au sens gramscien du terme, car il n’y a pas de conversion massive de la société vers ses idées. On remarque au contraire une plus grande tolérance aux faits « sociétaux » due à l’éducation des nouvelles générations. C’est au contraire sur le champ des idées entendues au sens large, que l’extrême droite a remporté une bataille, non en faisant adhérer les citoyens à ses propres idées mais en invoquant le bon sens pour contrer les théories menaçantes de la gauche utilisées comme un épouvantail.
Cette victoire a été facilitée par la disparition d’une certaine forme de politique, qui était structurée par le clivage droite-gauche et l’existence d’un débat argumenté et fondé entre elles. Fragmentation accélérée par l’apparition et la victoire du « ni de droite, ni de gauche » d’Emmanuel Macron…
Analyser l’extrême droite en fonction de ce qu’elle est vraiment
L’extrême droite existe donc toujours en ce qu’elle consiste en une offre politique inégalitaire par essence (il y a selon elle des inégalités de droit irrattrapables dues à la naissance ou aux origines). Il ne faut pas la rationaliser avec de nouveaux clivages (bloc bourgeois /bloc élitaire, ruraux/urbains…) au risque de continuer à affaiblir la structuration du débat politique et surtout d’assigner à résidence les individus en les catégorisant et en déduisant leurs inclinaisons politiques de ces identités.
Le Rassemblement national n’a pas gagné sur le champ politique. Il a gagné contre celui-ci, en brandissant des valeurs jamais explicitées mais qui relèveraient du « bon sens » contre une menace précise : les idées des autres et surtout celles de la gauche. Face à cela, rétablir le combat moral et la mémoire des défaites des régimes fascistes successifs, le RN profitant de l’amnésie contemporaine à ce sujet, sont des nécessités. Problème : que faire aux États-Unis, où Trump peut se prévaloir du fait que l’extrême droite n’y a jamais exercé le pouvoir ? C’est la réponse que nos amis démocrates vont devoir trouver dans les prochaines années…
Sarah Kerrich
L’ours 539, janvier-février 2025