Denis Lefebvre consacre une biographie à un « humaniste en pensée comme en action », finalement assez méconnu, Félix Eboué. (a/s de Denis Lefebvre, Félix Eboué, le lion qui a dit non, Le Passeur, 2022, 176p, 18€)
Il n’est pas donné à tout le monde d’entrer au Panthéon seulement cinq ans après sa mort. Félix Eboué a parfois brûlé les étapes, comme lorsqu’il fut nommé compagnon de la Libération par le chef de la France libre dès janvier 1941. Toutefois, le destin de ce « grand commis et loyal serviteur » a été parsemé d’embûches et n’a sans doute pas correspondu à ce qu’il aurait envisagé pour lui-même.
Né en 1884 dans une famille guyanaise de descendants d’esclaves, fils d’un orpailleur, le jeune Félix Eboué est travailleur, talentueux, très curieux, engagé pour ses convictions. Sorti de l’école coloniale en 1908, il débute une longue carrière qui le mènera toujours outre-mer, soit aux Antilles, soit en Afrique. Dans ses différentes fonctions, il se montre invariablement proche de ses administrés, toujours à l’écoute, bravant les pouvoirs locaux et particulièrement ouvert aux cultures qu’il est amené à rencontrer. Cette force de caractère le rend tout à la fois indiscipliné vis-à-vis de caciques locaux dont il estime l’action toxique mais en même temps il est un fonctionnaire rigoureux qui trace « toujours une frontière nette entre public et privé ». Léopold Sédar Senghor dira de lui qu’il est « le lion qui est debout et qui dit non ».
« C’est sa proximité avec les populations autochtones qui l’a empêché (…) d’accéder à un vrai poste de responsabilité et non la couleur de sa peau », affirme Denis Lefebvre. Toutefois, dans plusieurs postes exercés tant aux Antilles qu’en Afrique noire, il a eu à subir le racisme, parfois de manière très rude. Félix Eboué eut presque toujours droit à des nominations dans des fonctions ingrates, en premier lieu dans l’Oubangui-Chari, considérée alors dans l’administration comme une « colonie dépotoir ». Même chose lorsqu’il est affecté en 1936 en Guadeloupe dans un contexte social tendu à l’extrême ou encore au Tchad en 1938, nomination qu’il considère comme une humiliation. Mais à chaque fois, il fera preuve d’une grande efficacité et partira le plus souvent regretté par ses administrés. Du Tchad, il retiendra la position stratégique que ce pays occupe dans l’empire et, refusant de se soumettre à Vichy, il rallie le Tchad à la France libre. De là, il ira à Brazzaville pour devenir en novembre 1942 gouverneur général de l’Afrique équatoriale française, un poste essentiel à partir duquel la Résistance va se déployer jusqu’à la victoire. Mais cette victoire, Félix Eboué n’en profitera pas, car il meurt en 1944 à quelques semaines du débarquement. Une mort due à l’épuisement et probablement aussi à la forte instabilité qui a caractérisé toute sa vie professionnelle.
Le génie de la France
Sur un plan plus personnel, la vie de Félix Eboué fut tout aussi riche, se mariant et entrant en franc-maçonnerie la même année, en 1922. Son engagement maçonnique au sein de la Grande Loge de France sera perturbé par le rythme de ses affectations successives mais il poursuivra néanmoins son parcours au-delà de la maitrise. Il fut par ailleurs encarté au Parti socialiste SFIO et cette appartenance-là, aussi, ne fut pas toujours bénéfique à sa progression professionnelle. Noir, franc-maçon, socialiste : dans la France de l’entre-deux-guerres, un tel profil pouvait se heurter à certains conservatismes, pour user d’une litote.
Plusieurs hommes l’accompagnèrent dans son parcours. D’abord Victor Schoelcher, l’inspirateur, avec qui il entrera au Panthéon en 1949, sous l’impulsion de Gaston Monnerville. Guyanais de naissance comme lui, le futur président du Sénat admirait son aîné depuis qu’il l’avait vu, jeune étudiant, intervenir dans son collège de Cayenne. Eboué fut aussi proche de Blaise Diagne, autre grand français d’Afrique, premier député originaire d’Afrique élu à la Chambre en 1914. Et puis il y eut surtout l’ami fidèle tout du long, l’écrivain René Maran, prix Goncourt en 1921, qui avait connu Eboué sur les bancs du lycée à Bordeaux. Pour sa part, le général de Gaulle dira de lui, apprenant son décès en 1944 : « Félix Eboué est mort à force de servir. Mais voici qu’il est entré dans le génie même de la France ». Pour honorer ce grand homme auquel la patrie n’a sans doute pas accordé la reconnaissance qu’il méritait, il y a désormais la belle biographie de Denis Lefebvre.
Philippe Foussier
Article paru dans L’OURS 525 février 2023