Le moment où ce livre paraît rend un double intérêt à sa lecture. Il est toujours suggestif de voir comment un homme politique et, qui plus est, un ancien président de la République, comprend (et veut comprendre) l’histoire dans laquelle il s’inscrit. Mais la crise politique que nous vivons – et qui est loin d’être terminée – interroge particulièrement, les socialistes, qui éprouvent des difficultés à déterminer ce qu’ils doivent être et ce qu’ils peuvent vraiment faire dans un système politique en pleine recomposition. (À propos de François Hollande, Le défi de gouverner. La gauche et le pouvoir, de l’Affaire Dreyfus jusqu’à nos jours, Perrin, 2024, 410 p, 23 €)
François Hollande a eu, évidemment, en vue cette situation en achevant son livre, et a fait des analyses historiques des moments où la gauche a exercé le pouvoir, également des leçons pour le présent. Prenons donc cet ouvrage pour ce qu’il est avant tout : une réflexion politique qui se donne la profondeur historique nécessaire pour fonder une action.
La guerre des pôles
Un constat principal sort de tout le livre. La gauche française est, structurellement, divisée entre un pôle radical et un pôle réformiste, sous des formes changeantes. Elle ne peut l’emporter, le plus souvent, que si elle est plus ou moins unie, sans que cela soit le cas de toutes ses composantes, et surtout, si le pôle réformiste est suffisamment fort pour permettre la constitution d’une majorité électorale ou parlementaire dans les anciennes Républiques. Les exercices du pouvoir sont tous des épreuves, où les divisions ne tardent pas à rejouer et à s’accentuer avec le temps. Il n’en demeure pas moins que tous les gouvernements de gauche, même les plus courts et les plus critiqués, ont effectué des réformes et adopté des mesures qui ont fortement contribué aux progrès sociaux et culturels dans notre pays. L’auteur donne, même, dans l’annexe, une chronologie détaillée des grandes réformes de la gauche depuis le début du XXe siècle. Ce schéma se vérifie dans tous les épisodes étudiés, en commençant par le gouvernement de Défense républicaine de Waldeck Rousseau, en 1899, en suivant les histoires du Cartel des gauches, en 1924, du Front Populaire de 1936, évidemment, des gouvernements de la Libération, du « moment » Pierre Mendès France, en 1954, du Front républicain de 1956, et, particulièrement, des deux septennats de François Mitterrand, du gouvernement de la « gauche plurielle », avec Lionel Jospin et, enfin, du propre quinquennat de François Hollande lui-même.
Chaque chapitre rend compte, avec clarté et précision souvent, de ces histoires, à chaque fois mouvementées, sans cacher les difficultés, les erreurs, mais sans taire, non plus, les réussites. Évidemment, la période plus contemporaine qu’a vécue François Hollande lui-même depuis 1981, où il a eu des responsabilités de plus en plus importantes, est la plus intéressante, car elle lui donne la possibilité de proposer des argumentations nourries au feu de l’expérience.
Histoire et politique
Cette recension ne peut pas revenir sur chaque moment historique. L’historien, néanmoins, peut présenter quelques éléments pour une discussion. La figure de Jean Jaurès est plus complexe qu’il ne l’est dit. Son réformisme n’était pas celui d’un Edouard Bernstein, d’emblée social-démocrate ; il défendait, plutôt, une « évolution-révolutionnaire ». Le Cartel des gauches n’a pas été plus qu’un « cartel d’une minute », comme il a été dit à l’époque, les programmes de la SFIO et du parti radical n’étant pas compatibles, sans compter la critique virulente des communistes. Il est utile de rappeler que si le Front populaire, initialement, a été porté par une aspiration unitaire face à un possible danger fasciste, il n’a été rendu effectivement possible que par la volonté de l’Internationale communiste, donc de Staline, pour un Parti communiste qui a pu revendiquer désormais les « couleurs de la France », tout en étant alors un rouage de l’URSS stalinienne. La Libération échappe, partiellement, au schéma d’ensemble, car la gauche, socialiste et communiste, gouverne, sous la présidence du général de Gaulle, avec le Mouvent républicain populaire. Le gouvernement de Pierre Mendès France est un gouvernement de Troisième force, que les socialistes soutiennent sans avoir voulu y participer, et que les communistes critiquent. En 1956 les socialistes n’ont pas de majorité propre à l’Assemblée nationale et gardent l’esprit Troisième force. Il y a bien sûr beaucoup à dire de la période écoulée depuis 1981. De ce point de vue, le livre de François Hollande apporte un contribution argumentée et souvent convaincante à cet « inventaire » que les socialistes avaient annoncé, mais auquel ils n’ont toujours pas procédé collectivement. Un point, parmi d’autres également importants, mériterait d’être approfondi : il concerne la question institutionnelle. En effet, la présidentialisation des institutions de la Ve République, que François Mitterrand a utilisée avec maestria avant 1981 et après, a donné aussi une fausse tranquillité aux socialistes qui ont pensé, grâce au duel majoritaire, continuer à réunir les éléments déjà fracturés de leur électorat depuis le début des années 1990.
Retrouver la démarche mitterrandienne ?
Ce Défi de gouverner est fait, aussi, pour l’avenir. La postface du livre, et les entretiens, avec l’auteur, qui ont accompagné sa parution portent des préconisations qui résultent des réflexions antérieures. Elles tiennent en quelques propositions nettes. Les socialistes ont tort de vouloir solder leur passé – et, au premier chef, le quinquennat de l’ancien président – en le rejetant, sans des analyses équilibrées, renonçant ainsi à leur « culture de gouvernement ». Leur faiblesse de 2017 et de 2022 les a amenés à devenir un partenaire subalterne de la Nupes. L’effacement progressif de celle-ci, due aux outrances de Jean-Luc Mélenchon et de La France insoumise, a fait apparaitre la nécessité d’une réidentification des socialistes. Les élections européennes de 2024, avec la liste conduite par Raphaël Glucksmann, ont montré qu’il existe un électorat qui y est sensible. La dissolution brutale et le risque crédible d’une victoire du Rassemblement national (RN) ont recréé les conditions d’un cartel électoral, le Nouveau Front populaire, pour éviter une lourde défaite électorale. Mais, même si, grâce aux résultats des élections européennes, les socialistes ont pu obtenir plus de circonscriptions et reconstituer une force parlementaire, c’est toujours Jean-Luc Mélenchon et LFI qui donnent le ton et qui ont empêché la construction d’une alternative politique à partir de l’expression d’un Front républicain contre le RN lors du deuxième tour des élections législatives. La conviction de François Hollande est que, si cette situation est durable, les gauches resteront minoritaires (28 % au premier tour des dernières élections législatives), sauf si les idées et la prééminence d’une force social-démocrate parviennent à s’imposer. Aussi reprend-t-il une démarche mitterrandienne : refonder un Parti socialiste pour en faire la première force à gauche – ce qui l’amène à plaider pour un congrès de rassemblement, avec les personnalités et les mouvements en dehors du Parti socialiste aujourd’hui ; promouvoir une large union autour d’un parti rénové ; redéfinir un projet propre, qui n’élude pas les questions difficiles ; proposer un candidat socialiste légitime pour la prochaine élection présidentielle – ce qui l’amène à refuser le principe d’une candidature unique peu crédible actuellement.
Raisonner en termes de coalitions
Ces analyses et ces propositions seront discutées. Elles sont faites pour cela. Ma conviction est qu’il faut, sans doute, s’inscrire dans une perspective plus large et, peut-être, moins dépendante du passé (c’est un historien qui le dit…). Peut-on reproduire, pour l’essentiel, la stratégie des années 1970 ? Il n’est pas évident que nous puissions nous situer dans un système politique semblable, le fameux « quadrille bipolaire ». Il n’y a plus d’opposition simple entre la droite et la gauche. Établir une équivalence entre le centre, la droite républicaine et le RN est une erreur, sur le fond et pour la stratégie. Il n’est pas évident non plus de tout concevoir à partir de l’élection présidentielle. Il faut plutôt raisonner, comme presque partout en Europe, en termes de coalitions dans une société et une vie politique bien différentes de celles des décennies écoulées. Mettre en avant l’adoption d’un mode de scrutin proportionnel, comme le fait, d’ailleurs, François Hollande, conduit à jeter les bases d’une stratégie politique différente. Autant de questions qui s’ajoutent à celles que pose ce livre suggestif.
Alain Bergounioux
Article paru dans L’ours 538, novembre-décembre 2024, page 4.