Guy Bordes, animateur de l’OURS de la première heure, est décédé chez lui, à Samatan, entouré de l’affection de sa femme, de ses enfants et petits-enfants, le lundi 29 décembre 2014 d’un cancer qui l’a terrassé et emporté en quelques mois. Une cérémonie a été organisée en son honneur le vendredi 2 janvier 2015 par la mairie de Samatan. Il a été incinéré l’après-midi, à Montauban, accompagné par ses nombreux proches et amis.
Fils d’instituteurs, Guy Bordes est né en 1933, au mois de décembre, le 17, à Iviers dans le nord-est de l’Aisne, dans une famille marquée à gauche ; le frère de sa grand-mère, côté paternel, Albert Mennecier, instituteur puis directeur d’école, est député SFIO de l’Aisne (1936-1940). Dès le début de la guerre, la famille fuit la zone de combats et se réfugie en Auvergne. Son père, mobilisé, fait prisonnier, réussit à s’évader, rejoint sa femme et ses deux enfants. Les époux retrouvent un double poste d’instituteurs dans un village d’Auvergne où le jeune Guy poursuit sa scolarité sous le regard parental. Un jeune frère naît en 1944. En 1945, c’est le retour dans l’Aisne, puis le divorce des parents. Guy intègre le lycée de Château-Thierry où il passera le baccalauréat. À vingt ans, il prend un emploi dans une banque pour gagner son autonomie. Bientôt il se réoriente, décroche un poste de maître d’internat et entreprend des études des lettres. C’est aussi l’époque de son premier mariage. Sursitaire, il est rattrapé par la guerre d’Algérie : en 1959, il est envoyé faire ses 28 mois de service national en Algérie, en Kabylie. Cette expérience de petit gradé le marque durablement, et son couple n’y résiste pas. À son retour, en 1961, divorcé, il s’installe dans l’Aisne, bientôt nommé au lycée de Saint-Quentin. Il se remarie presqu’aussitôt, mais divorcera à nouveau neuf ans plus tard. Il reprend des études et soutient, en 1969, une maîtrise de lettres, sous la direction de Patrice Thomson, professeur à la faculté des lettres de Paris : « Position des “philosophes” d’après la presse du directoire : le combat rationaliste dans La Décade philosophique ». À travers l’étude de ce journal de la bourgeoisie éclairée et affairiste, c’est l’héritage des Lumières au moment de la Révolution qui l’intéresse.
À l’étonnement de sa mère qui a rejoint le PSU, en 1967, Guy Bordes adhère au CEDEP de Pierre Mauroy qui s’est donné pour tâche de rénover la SFIO, sur le plan idéologique et politique. Militant de la section socialiste de Saint-Quentin, il soutient la motion déposée par Pierre Mauroy au congrès d’Issy-les-Moulineaux en juillet 1969. Au lendemain de la création du nouveau Parti socialiste, il devient secrétaire de la section de Saint-Quentin, et secrétaire adjoint de la fédération de l’Aisne. Il adhère à l’OURS, tout juste créé en juin par Guy Mollet, au cours des grandes vacances 1969, séduit par le programme de travail annoncé qui mêle études doctrinales et historiques. En 1970, il fait la connaissance de Guy Mollet à la buvette de l’Assemblée nationale alors qu’il accompagne le député de l’Aisne Maurice Brugnon. Est-il paradoxal que cet admirateur de Camus se soit senti à l’aise dans une association créée par l’ancien président du Conseil ? Il ne défend pas sa politique algérienne mais, confie-t-il 25 ans plus tard, « l’homme m’a plu, ses idées et ses projets aussi ». Il est également séduit par l’équipe réunie autour de lui, Claude Fuzier en tête, avec laquelle il se trouve en communion de pensée. Signataire de la motion Mollet-Savary lors du congrès d’Épinay en 1971, il est actif dans le courant Bataille socialiste (BS) animé par les proches de l’ancien secrétaire général de la SFIO.
À l’été 1971, il effectue un premier voyage dans le Chili dirigé depuis quelques mois par Allende ; il y retourne l’année suivante, accrédité par son courant BS, et rencontre les différents acteurs politiques. Il paraît pessimiste sur les chances de la « voie chilienne vers le socialisme ». L’application du programme de nationalisations de l’Unité populaire face aux multiples obstacles intérieurs et extérieurs lui semble comporter d’insurmontables risques de conflits. Il entreprend une thèse de sociologie rurale sur la réforme agraire sous l’Unité populaire sous la direction de Michel Cépède ; mais le coup d’État de Pinochet en septembre 1973 met un terme à ce travail. Cependant, ses recherches ont nourri plusieurs articles dans L’OURS et la Bataille socialiste, et plus tard une note de synthèse parue dans un numéro de la revue Économies et sociétés (Cahiers de l’Institut de science économique appliquée série AG n°12, dirigés par François Perroux) en mai 1974, dans la série « Progrès et Agriculture ». Il a fait au Chili la connaissance de sa troisième épouse, Bernadette, avec laquelle il a bientôt trois enfants, un garçon, Adrien, né en 1974, puis deux filles, Charlotte et Eulalie.
Nommé en 1972 au collège d’Aulnay-sous-Bois, il se rapproche de l’équipe de l’OURS et devient un pilier des débats du mardi organisés au 86, rue de Lille. Il est désormais membre du conseil d’administration ; il le restera jusqu’en 2011. En 1973, au congrès de Grenoble, il est candidat en huitième position sur la motion déposée par la Bataille socialiste, qui n’a que six élus.
Mais le militantisme politique, dans un courant qui pose inlassablement la question « le pouvoir pour quoi faire ? » dès lors que le Programme commun de gouvernement de la gauche lui semble inapplicable dans les conditions actuelles de préparation des esprits au socialisme, est pour Guy Bordes moins important que l’approfondissement de la réflexion sur la doctrine, sur l’histoire, sur la société telle qu’elle est. En 1973, il prend en charge le cycle X (« Théorie du parti », 6 études) des cours par correspondance de l’office, et l’année suivante, le cycle XII consacré à « Littérature et société », en 24 études (quelques années plus tard, ces cours sont respectivement publiés dans les Cahier et revue de l’Ours n°67 et 81). La même année, il participe au numéro spécial du Cahier et revue de l’Ours sur « L’Expérience Allende » (n°48).
Professeur de lettres, Guy Bordes est également au lycée d’Aulnay un animateur culturel dynamique (ciné-club, théâtre). Quand il déménage dans le Gers en 1977, et s’installe à Samatan où il est nommé au collège, il s’investit dans les activités du foyer rural dont l’objectif est d’animer la vie culturelle locale. Il crée la Semaine verte, en 1980, et prend part à une multitude de manifestations : art contemporain, cinéma, théâtre… Les succès sont divers. Il renonce rapidement au festival d’art contemporain face au manque d’intérêt manifeste des Samatanais. Par contre, il développe le ciné-club déjà existant, le structure et le professionnalise, créant deux emplois. Le festival de théâtre d’été, qui démarre doucement, conquiert peu à peu le public pour finalement rencontrer aujourd’hui un franc succès, devenu une véritable institution locale. Avec la troupe du Théâtre de l’épingle, metteur en scène, il a la joie de voir ses trois enfants réunis sur scène. Il initie le festival Sam’Africa. Nommé président du Foyer rural en 1987, il le reste plus de vingt ans, reprenant même du service au tournant des années 2010. En 2011, il publie dans le hors-série de L’OURS, Recherche socialiste (n°54-55, 2011), un article intitulé « Samatan (Gers) : une campagne en mutation », dans lequel au prisme du développement de ce gros bourg du Gers, et des évolutions de sa vie culturelle, il décrit les mutations de nos campagnes, entre ruralité et urbanisation, anticipation des élus et attentes des habitants, anciens et nouveaux.
Malgré l’éloignement de Paris, Guy reste un collaborateur fidèle de l’OURS, et ne manque jamais de nous rendre visite à chacun de ses séjours parisiens ou pour les assemblées générales. Un temps militant du PS à Samatan, il s’éloigne petit à petit du militantisme politique, et comme il nous l’écrira récemment, « verse sur ma pente anar, qui est pour moi, selon le voeu de Gide, la seule pente montante ». Sa fidélité à l’office, lieu de débats et de mémoire, d’histoire et d’archives, le pousse à soutenir dans les années 90 sa mutation pour maintenir sa place unique au carrefour du monde militant et universitaire. Il n’y retrouve plus l’expression d’un message politique qu’il aurait souhaité plus critique à l’égard de l’exercice du pouvoir, mais se réjouit de voir de jeunes chercheurs le rejoindre, et continuer à s’intéresser à l’histoire ouvrière et sociale.
Guy, discret, pudique, est un lecteur attentif et un passeur. Depuis les années 70, dans les publications de l’OURS, à la Révolution prolétarienne, et à travers d’autres revues, il met l’accent sur la littérature prolétarienne, la mémoire ouvrière, et sur l’histoire du mouvement ouvrier au sens large du terme. En 1985, il pilote un Cahier et revue de l’Ours « Regards sur l’anarchie » (n°159, mars 1985), dont l’introduction propose une approche lexicologique pleine de surprises d’un mot qui « possède une charge affective qui occulte ce qu’il peut représenter dans le domaine des idées et des faits ». Dans les années 1990, il est responsable chez Stock de la réédition d’écrivains de littérature prolétarienne. Chez l’éditeur Plein Chant, qui publie une revue éponyme, il propose et présente en 1983 le numéro 16-17 consacré à « Marius Nogués », paysan, écrivain et poète, et, en 1998, ll dirige un dossier sur « Michel Ragon parmi les siens ». Dans les Cahiers Henry Poulaille, il préface le numéro 10/2006 qui publie la correspondance Poulaille-Guillaumin. Il noue de nombreuses et fidèles amitiés dans ce milieu littéraire. Son intérêt pour la littérature prolétarienne n’est exclusif de rien. Sa curiosité est grande, et s’il a détesté le nouveau roman, comme la littérature de connivence, ou surfant sur l’air du temps, il aime faire partager son plaisir de lecteur des romans de Camus, Le Clézio, Modiano, Jim Harrison, et de tant d’autres. De même, en peinture, en sculpture, il n’a pas d’œillères.
Guy Bordes écrit également des nouvelles et des poésies, nourries de ses expériences et notamment de la guerre, entre autobiographie et fiction. Son style tout en retenue, à la recherche du mot juste, sans gras, presque froid, sert des récits de vie qui mettent le lecteur au plus proche des sentiments vécus. Dans la revue Brèves, anthologie permanente de la nouvelle (n°90, 2009), est publié « Fragments d’un journal », récit du quotidien d’un soldat mobilisé en Kabylie, chargé de surveiller un BMC (bordel militaire de campagne). La mini-revue (10,5 x 14,5 cm) Borborygmes, revue de littérature et d’images, accueille en 2010 (n°18) son « Conte de noël » dont l’histoire se situe aussi en Algérie, début 60, quand pour le soir du réveillon, le régiment attend la venue de la chanteuse Rita Morena. Ses nouvelles se nourrissent des petits faits de la vie, de leurs enchaînements aux conséquences parfois disproportionnées. L’ironie n’est jamais loin, le temps d’un sourire qui permet de garder espoir, ou d’un éclat de rire qui autorise tous les rêves quand tout peut basculer en quelques secondes.
À l’occasion du 30e anniversaire de l’OURS, nous posions dans notre revue (Recherche socialiste n°7, juin 1999), la question suivante : « Comment définir en 1999 le socialisme démocratique ». Dans sa réponse, après avoir fait remarquer que « l’expression socialisme démocratique est du point de vue sémantique inutilement redondante en français », et déclaré s’inscrire dans le courant libertaire du socialisme, Guy écrivait : « On voit par là que définir le socialisme est une tâche impossible. On ne peut que, modestement, indiquer une voie, celle qui, en l’état actuel de l’économie mondiale, donnerait leur chance aux idées qui cherchent à conjuguer développement économique et culturel avec la plus grande liberté individuelle possible. Ce qui revient à réévaluer le rôle de l’État en rapport avec les types d’organisation macro et micro-sociales, et donc à considérer la révolution de demain non plus comme une révolution totalitaire mais, ainsi que l’avait pressenti Félix Guattari, comme une révolution moléculaire. À ce prix seulement sera possible l’émancipation de l’humanité voulue par tous les théoriciens du socialisme, émancipation qui englobe son épanouissement culturel, le respect de son environnement et l’assurance de son bonheur matériel dans une société équilibrée où elle pourra effectivement assumer son destin. » Il ajoutait un post-scriptum bien dans sa manière : « On peut noter, à propos des voies de passage au socialisme, que la simple généralisation de l’application des lois actuelles sur les coopératives ouvrières de production (SCOP) assurerait un grand pas en avant. Se poser la question des raisons pour lesquelles la classe ouvrière ne s’est pas saisie de cette opportunité constituerait un préalable nécessaire, et à mon avis fort instructif, à un travail en profondeur qui aurait pour finalité de changer, hic et nunc, les modes de production. »
Cher Guy, ta voix chaude et ton regard acéré sur l’actualité politique et culturelle vont terriblement nous manquer.
Frédéric Cépède
(paru dans L’OURS hors série Recherche socialiste, n°68-69, juillet-décembre 2014)