Les 70 ans d’Israël sont magistralement décrits dans cette belle somme historique, qui fait un point aussi objectif que possible sur les conditions de la naissance de ce pays hors normes, sur l’évolution d’une histoire aux rebondissements innombrables, sur les incertitudes qui continuent à peser sur son destin. Certainement un livre fondamental pour tous ceux qui s’intéressent à Israël – et au Moyen-Orient dans son ensemble.
À propos du livre de Michel Abitbol, Histoire d’Israël, Perrin, 2018, 859p, 30€ (article paru dans L’OURS 481, septembre-octobre 2018, p. 5)La naissance d’Israël ne procède pas d’un dessein longuement mûri d’accomplissement d’une mission d’ordre mystique, mais apparaît comme une solution fonctionnelle. Au XIXe siècle, la plupart des Juifs pensent plutôt à améliorer les conditions d’insertion dans les pays où ils vivent. Mais le déchaînement de l’antisémitisme, la multiplication des pogroms en Russie, l’Affaire Dreyfus en France, renforcent l’idée que les Juifs ont besoin, comme les autres peuples, d’une terre à eux, qui sera un gage de sécurité et un motif de considération. Rien de géographiquement fixé. Au premier congrès sioniste de 1897, Théodore Herzl, le père du sionisme, évoque même une implantation possible en Ouganda… Il faut dire que la recréation d’un État juif en Palestine est loin de faire l’unanimité chez les Juifs. Les Juifs de France ou d’Angleterre redoutent de se voir accusés d’entretenir une double allégeance, ceux, assez nombreux, qui sont tentés par le marxisme craignent que la ferveur nationaliste ne détourne les jeunes du combat socialiste, et les religieux rappellent que seul Dieu a le pouvoir de rétablir le royaume de Jérusalem. Pourtant, la solution du retour en Palestine finit par s’imposer et, de 1883 à 1939, cinq Aliyas, c’est-à-dire des vagues d’immigration juive, en provenance surtout d’Europe, portent la population juive de Palestine, de quelques dizaines de milliers à sept cent mille. Évidemment, la déclaration du ministre britannique Balfour du 2 novembre 1917, reconnaissant le droit à l’édification d’un « foyer national pour le peuple juif » aura un effet d’accélérateur, malgré le retournement des Britanniques qui, exerçant leur tutelle sur la Palestine, joueront assez clairement la carte arabe.
Ambiguïté
L’édification-héroïque-de l’État d’Israël va se construire sur une ambiguïté qui ne sera jamais levée, sur la double notion d’un « État juif et démocratique ». Les pères fondateurs, la génération des Ben Gourion, Eshkol, Golda Meir, étaient des socialistes. Le développement des kibboutz, la large part du secteur public, le rôle essentiel du syndicat dans la conduite de la politique économique du pays, attestaient la volonté du Parti travailliste – le MAPAÏ – de rester fidèle à son idéal. Mais la distinction entre l’identité juive et l’identité israélienne ne fut jamais clairement opérée. Israël est le seul pays de la région à établir un régime démocratique – sans constitution toutefois…– mais Ben Gourion accepta tout de suite de lourds compromis avec les partis religieux qui, sans jamais dépasser les 15 % des suffrages, exercèrent toujours une forte pression sur le pouvoir en place.
Mais deux éléments impriment sur Israël des changements profonds : l’état de guerre quasi permanent avec ses voisins et les dernières vagues d’immigration.
Les premières Aliyas venaient essentiellement d’Europe. À partir de 1948, ce fut l’arrivée massive des « orientaux », du Moyen-Orient ou du Maghreb. Avec des conditions d’accueil épouvantables, les nouveaux arrivants eurent le sentiment d’être méprisés, niés dans leurs convictions religieuses ou familiales, voués aux travaux non qualifiés. À un « premier Israël » aisé, cultivé, ashkénaze, s’opposa un « second Israël » pauvre, déculturé, séfarade. Les partis religieux apportèrent plus de compréhension aux déshérités que la gauche. Israël entra, elle aussi, dans le grand mouvement du capitalisme mondial, avec son vent de libéralisation, de privatisations, avec l’hégémonie sur le marché financier des grandes banques et d’un petit groupe de consortiums, avec un creusement vertigineux des inégalités. Dès lors la gauche devenait le parti des nantis cultivés, et les perdants de la mondialisation votèrent à droite. Le Likoud accédait pour la première fois au pouvoir en 1977, et ce ne devait pas être la dernière…
Une histoire militaire
L’histoire d’Israël est avant tout une histoire militaire. Il y eut des victoires éclatantes, comme en 1967, et des moments plus difficiles, comme en 1973. Mais jamais rien ne fut vraiment résolu. Pourtant, il est faux de dire qu’Israël est, par nature, un pays belliqueux. N’oublions pas la signature des traités avec l’Égypte ou avec la Jordanie. Parallèlement à la montée de la droite, s’affirme une montée spectaculaire des mouvements pacifistes. La population voit le coût terrifiant en vies humaines et en dollars qu’entraîne la guerre, elle est sensible à la dégradation de l’image d’Israël dans le monde, après, par exemple, la désastreuse intervention au Liban de 1982. Mais le drame israélien, c’est de ne pas s’être fixé un objectif net et clair, d’être sans cesse ballotté entre les exigences du réalisme, entre une aspiration à la paix, et l’intransigeance d’un attachement quasi mystique à la « terre sainte », au refus d’en finir avec les colonisations. Sans surtout oublier le contexte, le fanatisme des mouvements palestiniens qui, tel le Hamas, refusent énergiquement à Israël tout droit à l’existence. Aussi tout pas en avant vers la conciliation est suivi d’épisodes qui mettent en miettes les espoirs de paix.
Où va Israël ?
Aussi, c’est un bilan nuancé qu’il convient de tirer de ces 70 ans. Israël a su non seulement survivre, mais se développer, connaître des succès remarquables dans certains secteurs de pointe, jouer un rôle de refuge pour des Juifs qui se sentent menacés dans leur vie quotidienne, dans un environnement rendu plus difficile par la montée d’un antisémitisme hystérique dans les milieux islamiques. Mais la question initiale demeure : où va Israël ? Vers un État binational ou un État juif vivant aux côtés d’un État palestinien pourvu d’un territoire clairement reconnu ? Vers un État englobant toute la Palestine, avec la perspective qu’à terme les Juifs seront minoritaires ? On songe aux termes de Shimon Pères pour poser le dilemme : « perdre notre majorité juive, c’est perdre notre caractère juif. Renoncer à la démocratie, c’est abandonner nos valeurs juives. »
Claude Dupont