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« Jaurès et Blum incarnent ce qu’il y a de plus féministe dans le socialisme. »Trois questions à Michelle Perrot

Le 14 février 2023, Michelle Perrot recevait à son domicile Florent Le Bot pour un entretien qui allait durer près de 2 h 30 (le reste de l’entretien sera publié à l’automne). Il s’agissait d’interroger l’immense historienne et femme d’engagement et de conviction à propos de son livre Le temps des féminismes (préparé avec Eduardo Castillo – cf. compte-rendu dans ce numéro, page 2).

Selon vous que dit le succès du livre sur l’état de notre société ?
D’abord, il faut dire que je ne m’y attendais pas du tout. Ce n’est pas moi qui suis à l’initiative de ce livre. C’est Eduardo Castillo. Ce dernier a été mon étudiant à l’université de Jussieu dans les années 1980 et depuis nous sommes restés en contact. Il m’a proposé au printemps 2020 d’écrire ce livre sur l’histoire des femmes et du féminisme. Nous avons fait environ quatorze entretiens de 2 heures chacun ; cela a duré plus d’une année, aboutissant à un volume assez long que l’on a tous deux beaucoup réécrit. Eduardo a notamment gommé ses propres questions, en disant « mes questions sont dans vos réponses ». Voilà donc pour la genèse du livre.

Ni lui, ni moi ne nous attendions à cette réception. Je pense effectivement que cela dit quelque chose de la société. Ce livre rencontre un moment assez fort du féminisme aujourd’hui qui s’est cristallisé avec le mouvement #MeToo. Il faut aussi se souvenir, auparavant, de l’affaire Dominique Strauss-Kahn, qualifiée par l’un de ses proches, de manière indigne, d’histoire de « troussage domestique ». DSK était relativement populaire, vu comme un homme ouvert, un économiste de talent, progressiste, etc. On avait une idée à l’époque, qui n’est plus du tout notre idée, que cela relevait du privé, du domaine privé ; on était indulgent à ce sujet à l’époque (et ce n’est pas si loin), trop indulgent bien sûr. Ce qui s’est appelé « l’affaire DSK » a fait partie du changement dans notre regard, dans nos conceptions, en particulier celles des femmes. On a pris conscience du mépris que ces comportements impliquaient. Voilà un homme qui était de gauche, il était même possiblement le futur candidat socialiste à la présidence de la République. Et il avait ce comportement ! Et encore une fois, les féministes ont réagi en disant que « ce n’était pas possible ».

Je pense que le/les féminismes (volontairement, on emploie le pluriel et ce pluralisme est longuement évoqué dans l’ouvrage), sont actuellement pour les jeunes femmes (et les moins jeunes aussi), quelque chose d’important, de vraiment, vraiment important ; pas seulement en France d’ailleurs, mais aussi un peu partout dans le monde (on le voit en Iran) ; avec des avancées, certes, mais aussi des limites, des reculs. Ce livre répond à une espèce de question un peu souterraine qui travaille notre société aujourd’hui. Je ne peux expliquer l’accueil du livre que comme cela.

Dans le chapitre « L’universel en débat », un paragraphe s’intitule « Rester éveillé ». Êtes-vous woke Michelle Perrot ? [sourires]
Modestement, il faut dire que je ne sais pas très bien ce qu’est le wokisme. 

J’aurais besoin de m’éduquer moi-même pour en savoir davantage. Mais le mot « éveillé » est beau ! Il y a deux sens : le mot lui-même et le mouvement que l’on nomme ainsi actuellement aux États-Unis, en l’associant d’ailleurs à la cancel culture, tandis que les deux dimensions ne sont pas forcément en lien. Dégagé de cette dernière dimension, le mot « woke » me plait beaucoup. Si je suis woke c’est au sens strict « d’éveillée ». Éveillé, bien sûr ; on ne l’est jamais assez. Il faut le rester autant que possible. Il faut bien reconnaître que ce n’est pas toujours facile car à un moment donné, on structure sa pensée, on la fixe, et on a tendance à n’en plus bouger. Ce qui ne veut pas dire d’ailleurs qu’on ne puisse pas changer. Et même, on doit changer… Mais avec l’effet de l’âge, les convictions finissent par être bien ancrées. On a la tentation de mettre un point final à l’évolution de sa pensée. Woke, rester éveillé, c’est le contraire de cela. C’est ne pas mettre un point final. C’est un impératif.

L’époque #MeToo est un peu un nouveau réveil des féminismes et ce livre entre en résonance avec ce mouvement.

Vous évoquez dans un passage du livre le féminisme de Jaurès, le féminisme de Blum. Pouvez-vous nous en dire quelques mots ?
L’un et l’autre incarnent ce qu’il y a de plus féministe dans le socialisme. 

Le socialisme a toujours été pour l’égalité des sexes, du moins théoriquement et sans véritablement aller plus loin que cela. La politique apparaissait comme le domaine des hommes, d’autant que les femmes n’avaient pas le droit de vote jusqu’en 1944. Au fond, le socialisme pendant longtemps s’est coulé dans ce moule assez aisément. Quand Hubertine Auclert vient, en 1879 tout de même, au premier grand congrès ouvrier (le congrès de Marseille), cette femme qui est une petite bourgeoise au fond du point de vue social, elle ose monter à la tribune en clamant : « je suis la représentante de 9 millions d’esclaves ». Imaginez ! Les ouvriers qui l’écoutent, applaudissent. Mais dans les débats, on s’aperçoit que certains disent « non, ce n’est pas possible. Qu’est-ce qu’elle raconte cette femme ? » Autrement dit il y a des freins. Et d’ailleurs sans doute plus dans le mouvement ouvrier proprement dit que dans le socialisme lui-même. Proudhon quand même. Pierre-Joseph Proudhon qui était le grand théoricien du mouvement ouvrier, était nettement misogyne. Il avait une conception de la différence des sexes extrêmement tranchée avec l’idée de ce que les femmes font, de ce que les hommes font, qu’il est normal que les hommes gouvernent, etc. Le socialisme est plus critique à l’endroit des inégalités hommes-femmes. Jaurès et Blum sont des gens qui vont assez loin. Ils sont très égalitaires (mais Blum plus que Jaurès), en ne voyant pas forcément ce qu’il faut faire ; mais cela tient surtout, il faut le dire, à l’époque. Blum va plus loin que Jaurès. Tous deux étaient pour le droit de vote des femmes. Mais Jaurès n’était pas pour brusquer les choses : « les socialistes n’en font pas une affaire ; le mouvement ouvrier est plutôt contre. Allez, on ne va pas aller dans ce sens-là. » Blum prend quand même trois femmes comme sous-secrétaires d’Etat : Suzanne Lacore, la socialiste, sous-secrétaire d’État à la Santé publique, chargée de la protection de l’enfance ; Cécile Brunschvicg, la radicale, sous-secrétaire d’État à l’Éducation nationale ; Irène Joliot-Curie, la communiste, sous-secrétaire d’État à la Recherche scientifique. Blum fait ce qu’il peut. Il a publié très tôt, avant 1914, un livre sur le mariage. En critiquant le mariage, en se prononçant pour l’union libre ; une union libre égalitaire. Autrement dit, Léon Blum va loin. Jaurès était certes féministe, mais d’un féminisme qui ne voit pas vraiment les problèmes. Blum avait vécu une première vague de féminisme, celle des années 1900. C’est d’ailleurs l’époque, où il écrit son bouquin sur le mariage. Il est plus conscient que Jaurès de ce qu’il faut faire, des obstacles et notamment de l’obstacle politique qu’il y a dans le socialisme français.

Rappelons, qu’à l’époque de François Mitterrand, les femmes au pouvoir, c’est encore exceptionnel. Il y a eu des femmes ministres. Et il y a eu évidemment Édith Cresson, Premier ministre ; une expérience d’ailleurs révélatrice des difficultés faites aux femmes au pouvoir. Ca n’a pas été facile pour Édith Cresson. C’est le moins que l’on puisse dire. On s’intéressait à la manière dont elle s’habillait, ses rapports avec Mitterrand pour lesquels on procédait par insinuation. Le « Bébête Show » tous les soirs… C’est une période, où une femme à gauche, qui arrive au pouvoir par la « volonté du prince »… tout le monde la voit comme la Pompadour… d’ailleurs on l’a appelé comme cela. C’est encore une époque, quand on y réfléchit, qui est très marquée par l’inégalité des sexes, notamment en politique. 

Avec François Hollande, ça s’est beaucoup normalisé. Avec Hollande et dans la société française de l’époque, faut-il préciser. Le mariage pour tous (2013) s’inscrit pleinement dans cette dynamique d’ouverture sociale. Le gouvernement Hollande comportait une vraie parité (Ségolène Royal, Marisol Touraine, Najat Vallaud-Belkacem etc.), avec des portefeuilles ministériels importants (on dit « régaliens ») pour les femmes. 

Et puis il ne faut surtout pas oublier la loi sur la parité en 2000, durant le gouvernement Jospin. Lionel Jospin a sans doute été le dirigeant socialiste le plus féministe de tous. Il le doit certainement en partie à Sylviane Agacinski, mais aussi évidemment à sa maman, Mireille Jospin.

Propos recueillis par Florent Le Bot

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