Dans la belle édition publiée par Fayard, ce tome porte le numéro 4 pour le situer dans la chronologie jaurésienne. En fait, c’est le treizième volume paru sur les dix-sept prévus. C’est effectivement le militant ouvrier que l’on voit à l’œuvre, dans un des moments marquants de la lutte des classes en France.
A propos des Œuvres de Jean Jaurès. Tome 4 . Le militant ouvrier 1893-1897, Edition établie par Alain Boscus, Fayard, 2017, 569 p, 34€)
Article à paraître dans L’OURS 474, janvier 2018, page 1.
Face à l’affirmation du mouvement ouvrier, et les premiers succès électoraux des socialistes, le patronat se durcit et attaque frontalement le prolétariat. D’âpres conflits se multiplient sur le terrain. Au Parlement, les « opportunistes », groupe auquel appartint Jaurès dans son premier mandat, glissent du centre vers la droite, tandis que les radicaux se méfient des « collectivistes » et tempèrent leurs projets de réforme. Jaurès se déploie sur tous les fronts, multiplie les interventions et les manifestations de soutien aux grévistes en lutte, et met Carmaux au premier plan de l’actualité, en popularisant le combat des travailleurs de sa verrerie, aux prises avec le patron de choc qu’est Rességuier, qui provoque les syndicalistes, et fait tout pour entretenir une crise qui lui permettra de « purger » son personnel.
Avec les mineurs d’Albi et de Carmaux
Sur les conseils de Jaurès, les verriers constituent une coopérative ouvrière, qui s’installera à Albi, par un transfert qui mécontentera fortement les habitants de Carmaux et coûtera son siège à Jaurès. Le grand tribun donnera une tonalité épique à son combat, où Rességuier devient le prototype du patron rapace, et les verriers de Carmaux le symbole de la classe ouvrière opprimée. Son intervention à la Chambre le 24 octobre 1895 se hisse au niveau des discours de Cicéron contre Verrès. On y trouve la même puissance d’un torrent oratoire, la même maîtrise dans la gradation de l’indignation, quand il évoque la coalition impitoyable entre le patronat, l’Administration et la Justice, les provocations policières, les arrestations et les procès iniques et, comble de l’indignité, les saisies-arrêts sur les caisses de solidarité prévues pour permettre aux grévistes de tenir. Et, comme chez Cicéron, l’indignation côtoie un humour féroce, quand les ennemis de la classe ouvrière apparaissent comme des pantins grotesques, doublés d’odieux exploiteurs. Mais Jaurès prouve qu’il n’est pas seulement l’homme des grandes idées, accrochant sa prose aux sommets de la pensée. Il affiche des qualités bien concrètes d’organisateur minutieux, entrant dans les détails de l’organisation du combat, dans la mise en place de la coopérative, faisant des points précis sur la situation financière, sur les perspectives de développement…
Au niveau national, il fait front sur le terrain des luttes sociales. Et il doit aussi affronter deux problèmes liés à la conjoncture : le scandale de Panama, et les attentats anarchistes. Dans les deux cas, il faut un positionnement clair, mais il faut aussi déjouer les pièges. Condamner les prévaricateurs et les affairistes pour Panama, oui, mais sans tomber dans la surenchère de la droite réactionnaire, qui veut profiter de l’affaire pour solder ses comptes avec les républicains modérés. Il faut aussi condamner les attentats anarchistes, mais en dénonçant tout amalgame entre le terrorisme anarchiste et la révolution socialiste.
« Nous sommes des héritiers… »
C’est que Jaurès nous le rappelle constamment : la rupture qu’engendrera l’avènement du socialisme ne sera pas la fracture brutale entre deux mondes, avec l’ouverture d’une page blanche pour les générations nouvelles. Pour ce passionné de l’unité humaine, « les transitions secrètes et profondes relient toujours l’ordre finissant à l’ordre commençant », et le socialisme bénéficiera des grandes conquêtes du capitalisme. À ce propos, il a cette superbe formule : « Nous sommes, à certains égards, des conservateurs, parce que nous sommes des héritiers. » C’est pourquoi il invite tant les radicaux à aller au bout de leur programme de réformes, c’est pourquoi il regrette que les guesdistes boudent la création des coopératives ouvrières, redoutant que les ouvriers « ne soient comme égarés par l’illusion coopérative ». Au contraire, il est excellent que la classe ouvrière fasse l’apprentissage de la gestion pour se préparer à prendre en main la société future. Contrairement à ce que penseront les bolcheviks, Jaurès n’estimera jamais que la prise de pouvoir par le parti soit à elle seule déterminante. Il ne cesse de marteler que le socialisme ne pourra résulter que de la triple action de l’individu, des groupes sociaux, tels que syndicats, associations… et d’un parti de classe.
Mais sa volonté de réconcilier l’humanité avec elle-même, d’appeler à franchir progressivement les étapes nécessaires, de respecter les personnes pour ne s’en prendre qu’aux structures, n’empêche pas Jaurès d’être un redoutable polémiste. Notamment avec deux cibles qu’il affectionne. Le cléricalisme, bien sûr : « l’Église est avant tout une gendarmerie sacrée qui veille sur les privilèges des riches. » Ou : « Dieu n’est plus qu’un vieux garde champêtre usé. » Et le Sénat, qui fait échec à toute tentative de réforme sociale. Les sénateurs, « ces parvenus de la République » appartiennent à ce corps qui « étouffe les lois ouvrières de ses mains tremblantes de vieillard peureux ». Vraiment, on ne se lasse jamais de relire Jaurès.
Claude Dupont