La nouvelle biographie de Jaurès, signée par Jean-Numa Ducange, professeur à l’université de Rouen et auteur de nombreux travaux sur l’histoire du socialisme en Europe, dont L’ours a régulièrement rendu compte, s’inscrit dans un paysage éditorial bien encombré. (a/s de Jean-Numa Ducange, Jean Jaurès, Perrin, biographie, 2024, 460p, 25€)
Sans remonter aux livres de Max Gallo (Le grand Jaurès, 1984) et Madeleine Rebérioux (Jaurès, la parole et l’acte, 1994), le tribun socialiste a depuis vingt ans, été bien servi par ses biographes : Jean-Pierre Rioux (Jean Jaurès, Perrin, 2005) et surtout Gilles Candar et Vincent Duclert (Jean Jaurès, Fayard, 2014), complétés par les éclairages régionaux de Rémy Pech (Jaurès paysan, 2009), Gérard Lindeperg (Jaurès et la Loire, 2013) et Catherine Moulin (Jaurès en Rhône-Alpes. Présence et mémoire, 2020).
La question est donc posée de l’apport d’une nouvelle biographie à la connaissance d’un personnage particulièrement bien historicisé, d’autant que la publication des 17 volumes de ses Œuvres vient de s’achever. L’auteur affirme vouloir lui « redonner l’épaisseur historique qui lui manque cruellement », en s’appuyant sur des fonds d’archives étrangers, ceux de l’Institut international d’histoire sociale d’Amsterdam pour sa dimension européenne, les archives de la police impériale allemande – qui témoignent de l’intérêt qu’il soulevait outre-Rhin –, sans oublier l’examen minutieux du contenu de la bibliothèque personnelle de ce grand lecteur, conservée aujourd’hui au Musée de l’histoire vivante de Montreuil.
Si elle ne révolutionne pas la connaissance de Jaurès (mais le pouvait-on ?), cette nouvelle biographie tient ses promesses. On suit à nouveau son parcours du républicanisme au socialisme, conservant l’acquis du premier pour le transcender dans le second, et son cheminement constant sur une ligne de crête entre réforme et révolution jusqu’à la synthèse victorieuse du congrès de Toulouse (1906). Jean-Numa Ducange accorde à juste titre, toute l’importance qu’ils méritent, à ses deux grands livres, L’histoire socialiste de la Révolution française et surtout L’Armée nouvelle, même si, comme il le souligne, ce parent proche d’officiers de marine (cousins et frère amiraux !), ne s’intéresse curieusement guère aux questions maritimes et impériales. Il insiste aussi sur la singularité du personnage en Europe. Il n’a ni l’aura doctrinale d’un Karl Kautsky (« le pape du marxisme »), ni le poids partisan d’un August Bebel à la tête d’un SPD d’un million de membres, mais à la différence du premier, « intellectuel sans mandat » jamais élu, il enchaine les mandats parlementaires, et, à la différence du second, il a un tout autre capital intellectuel, tout en étant capable, même minoritaire, de peser davantage – grâce à la configuration de notre système politique – sur la vie de son pays.
L’ouvrage se clôt par deux chapitres originaux étudiant les postérités contrastées de « Jaurès après Jaurès » jusqu’en 2024, disputé selon les moments entre communistes et socialistes, revendiqué (qui s’en souvient ?) par Nicolas Sarkozy en 2007, mais aussi, un temps par Jean-Luc Mélenchon du temps du « Front de gauche », avant que les références ne s’estompent en 2017 et 2022. Il est vrai que l’attachement du député de Carmaux à la culture classique et à sa transmission, sa défense fervente de la laïcité de l’école et de l’État, son « ardent patriotisme », son optimisme ne sont guère en phase avec la sensibilité de larges franges des gauches… C’est là sans doute une raison supplémentaire de le lire ou relire, pour la reconstruction, conclut l’auteur, d’un indispensable « grand récit ». On ne peut que le suivre sur ce point.
Gilles Vergnon
L’ours 539, janvier-février 2025