1905, c’est le congrès d’une réunification qu’il avait tant souhaitée et la naissance de la SFIO. On n’y put aboutir sans faire des concessions. Jaurès dut entériner le refus définitif d’entrer dans une coalition avec des partis bourgeois, avec ou sans participation ministérielle. Exit une formule comme le Bloc des gauches. Les flèches ne manquèrent pas de frapper le grand tribun, présenté à l’envi comme « la victime, le vaincu, le prisonnier » de l’unification. Jaurès s’en défend, reconnaissant même que certains de ses amis commençaient à dériver vers les facilités des compromissions gouvernementales.À propos de Œuvres de Jean Jaurès. Tome 11 : Voici le XXe siècle, 1905-1907, Édition établie par Vincent Duclert, Fayard, 2019, 681p, 29€)
Article paru dans L’OURS 495, février 2020.
Unité et efficacité
L’essentiel, c’est que l’unité socialiste offrira un champ plus large à l’action socialiste, un écho plus vaste à la propagande révolutionnaire, une efficacité plus grande aux conquêtes électorales. Mais pas question pour autant d’entrer dans une opposition systématique. Surtout contre un ministère dirigé par Clemenceau, un homme qu’on doit parfois combattre, mais que Jaurès respecte, parce qu’il n’est pas quelqu’un qui « jette son passé à la rue comme une marchandise gâtée ». Une indulgence qu’il n’aura pas pour Aristide Briand… Les radicaux pourront compter sur le soutien socialiste quand leurs projets seront favorables aux intérêts de la classe ouvrière. Ce sera le cas pour les derniers combats pour l’application de la loi de séparation des Églises et de l’État, « loi d’apaisement » selon lui, que voudrait entraver le sectarisme du Pape. Ce sera le cas pour les deux grandes batailles en cours : l’impôt sur le revenu et les retraites ouvrières. Clin d’œil de l’Histoire : Jaurès se félicite d’avoir amélioré le texte en proposant de ramener l’âge de la retraite de 65 à 60 ans – et même à 50 ans en tenant compte de la pénibilité de certaines tâches. Et, avec le groupe parlementaire, il est présent sur tous les fronts : sur les événements les plus graves, comme la catastrophe de Courrières, ou les émeutes du Midi, comme sur les sujets plus ponctuels comme la loi sur le repos dominical ou la défense de l’énergie hydro-électrique, l’ « énergie de demain » prophétise-t-il.
Réforme et révolution
Il est stupide d’opposer réformisme et révolution. Toute réforme participe du démaillage indéfini du capitalisme, et le réformisme est le vestibule de la révolution. Mais les revendications ouvrières ne sauraient être satisfaites selon les règles d’un assistanat social. Les conquêtes sociales, telles les retraites, doivent être l’occasion d’associer les travailleurs aux tâches de gestion et d’administration. Il ne faut pas se contenter d’améliorer le sort des travailleurs, il faut aussi proposer à la classe ouvrière l’apprentissage du pouvoir. Et, en ce domaine, deux écoles ont une valeur particulière : la coopération et le syndicalisme. En 1906, se tient le célèbre congrès d’Amiens, le 9e congrès de la CGT, où sera affirmée la charte qui restera une référence fondamentale d’une grande partie du syndicalisme français tout au long du XXe siècle, en proclamant la vocation révolutionnaire du syndicat et son désir farouche d’indépendance vis-à-vis de tout parti politique, au grand dam des militants socialistes. Jaurès, lui, ne s’en afflige pas. Pour lui, dès qu’il y a démarche révolutionnaire, il y aura nécessairement convergence à un moment ou à un autre. L’essentiel, c’est la nature de la démarche, non celle de son enveloppe. Ainsi progressera le socialisme par « une combinaison d’idéalisme et de technicité, de philosophie générale et de savoir pratique ». Il aurait pu ajouter la combinaison d’une vaste pensée et d’une habile démarche. Car le philosophe sait être aussi un subtil tacticien comme on le voit, par exemple, dans les débats de l’Internationale sur la guerre, où il sait s’appuyer sur Jules Guesde contre l’ultra-antimilitariste Hervé, avant d’utiliser Hervé face aux socialistes allemands et autrichiens.
L’unité d’un monde renouvelé
Car les préoccupations internationales ne le quittent jamais. Il ne cessera de développer son triptyque : multiplier les campagnes contre la guerre ; populariser la notion d’arbitrage international : faire peser sur les États la menace d’un refus des forces socialistes de participer à une guerre impérialiste. Notons une inflexion sur la politique coloniale. Jaurès ne veut plus entendre parler de conquête coloniale. Sur le Maroc, il faut s’en tenir à l’accord international d’Algésiras et condamner les incursions françaises qui prennent prétexte des nécessités du maintien de l’ordre pour accentuer la pénétration dans le royaume chérifien
Multilatéralisme, arbitrage, internationalisme. Soit. Mais en même temps, Jaurès affirme haut et fort son attachement à la Nation. L’humanité libérée sera une fédération de nations, mais qui ne se substituera pas à elles. « L’unité socialiste humaine sera d’autant plus vaste […] qu’elle se composera de nations originales gardant leur physionomie, leur génie propre, dans la grande unité de l’humanité prolétarienne. »
Et puis, au-delà de la densité de l’argumentation, de la force de conviction, quel plaisir de retrouver le souffle de la pensée, la magnificence de l’expression, la pointe de l’humour, quand il lance à Clemenceau que son discours d’investiture n’est pas pavé, mais « sablé » de bonnes intentions, car c’est « un amas de choses inconsistantes et menues ».
Et, au sommet, l’élan lyrique qui s’inscrit dans les grandes pages de la littérature, quand il évoque, à la mort de Zola, ses romans comme autant d’étoiles nouvelles « qui se lèvent sur le Paris nocturne énorme et tumultueux encore […] dont les nuits étranges, mêlées de frissons sublimes et de spasmes abjects, de lueurs sidérales et de reflets boueux, semblent méditer de surprenantes aurores, où toutes les âmes se laveront, les unes de leur boue, les autres de leur orgueil, dans la même fraîcheur matinale du monde renouvelé ».
Claude Dupont
Lire la présentation dans L’OURS du tome précédent de l’œuvre de Jean Jaurès