Marcello Musto, professeur de sociologie politique, a consacré de nombreux travaux à la pensée de Karl Marx et à sa réception. Il avait, déjà, en 2018, publié un ouvrage sur sa biographie intellectuelle et politique de 1857 à 1883. Celui ci se concentre sur les trois dernières années de sa vie, rarement prises pleinement en compte dans les histoires de la pensée marxiste. (a/s Marcello Musto, Les dernières années de Karl Marx. Une biographie intellectuelle, 1881-1883, PUF, 2023, 282p, 19€)
Les deux mots du sous-titre, « biographie » et « intellectuelle », ont une égale importance. Car le livre détaille la vie quotidienne de l’exilé de Londres, marquée, de plus en plus, par la maladie et les malheurs personnels (les morts de sa femme et de sa fille aînée), mais aussi par des curiosités savantes et un effort intellectuel sans cesse renouvelés, malgré les défaillances du corps.
Penseur et homme d’action
Ce qui ressort des évocations de la vie de Karl Marx, à Londres, c’est, avant tout, la volonté de poursuivre son travail pour préciser et consolider ses apports théoriques. La description de son cabinet de travail est, pour cela, suggestive : pièce où s’entassent les livres, les revues, les journaux, qu’il se fait livrer du monde entier, où il a l’habitude de marcher, de long en large, pour forger sa pensée avant d’écrire ou, même, pour parler à ses visiteurs. Le penseur reste un homme d’action qui continue d’être souvent sollicité pour les conseils qu’il peut donner aux partis socialistes naissants, particulièrement le parti français de Jules Guesde et le parti allemand.
La présence fréquente de Friedrich Engels et son aide constante n’étonnent pas. La chaleur du foyer familial, l’attachement qu’il manifeste à sa femme, son souci pour ses trois filles, le plaisir qu’il a d’être avec ses petits-enfants, contribuent, aussi, à dessiner un portrait plus riche. Mais les problèmes de santé rythment ces trois années, et toutes les tentatives pour combattre ses maux – la recherche, notamment, d’un air plus pur que celui de Londres – se sont soldées par des échecs jusqu’à son décès le 14 mars 1883.
Éviter les simplifications
L’intérêt de Marcello Musto porte, surtout, sur ce qu’a voulu faire Karl Marx dans ses derniers travaux. À partir des années 1870, sa pensée a commencé à avoir un rayonnement au-delà des cercles militants. Esprit critique qui n’écarte pas les doutes, il se montre soucieux d’éviter les simplifications et les malentendus sur son œuvre. Il aurait voulu poursuivre Le Capital et achever le Livre II. Mais il n’a pu que corriger des passages du Livre I et livrer des brouillons, qu’il aurait, sans doute, repris, par la suite. Mais il s’est tourné vers d’autres recherches, la physique notamment, et, surtout, l’anthropologie, avec les travaux récents de Lewis Morgan sur les sociétés archaïques qui l’ont amené à réfléchir sur les évolutions de la propriété dans l’histoire, et tout particulièrement sur les formes de la propriété collective. Le capitalisme les a détruites au fur et à mesure de son développement, mais des éléments demeurent encore dans l’Europe de XIXe siècle, particulièrement en Russie. Compte tenu de ce que fut l’histoire de ce pays dans les décennies suivantes, on voit l’intérêt de ces réflexions.
Cela dit, s’il ne remet pas en cause, pour l’essentiel, son schéma central qui fait du capitalisme la condition nécessaire du développement économique et social, et la matrice, par ses contradictions mêmes, de l’avènement du communisme, la société russe – il a appris la langue pour lire directement les études et les documents – lui paraissait montrer que la communauté rurale, si elle bénéficiait d’avancées technologiques, pouvait être une structure de production et de distribution. Dans ses échanges avec des intellectuels et populistes russes, notamment Vera Zassoulitch, il admet que la Russie ne serait peut-être pas amenée à reproduire toutes les phases du capitalisme, et il paraissait ouvert à certaines positions du populisme russe, complexifiant ainsi son schéma de l’évolution des modes de production.On ne peut savoir, évidemment, ce qu’il aurait pensé du communisme soviétique… Son horizon enfin s’élargit aussi aux effets du colonialisme, en Inde, sous domination britannique, et en Algérie, sous domination française – pays où il effectua son seul voyage hors d’Europe pour un traitement médical, dans une autre atmosphère, qui se révéla vain.
L’auteur ne fait que mentionner son « activité de conseil » auprès des partis européens. Et c’est un peu dommage. On aurait aimé en savoir plus, si du moins les documents le permettent. Car, on a en mémoire, que c’est à propos du programme du Parti ouvrier français, de Jules Guesde, et de son gendre, Paul Lafargue, qu’il aurait dit, ironiquement : « Ce qu’il y a de certain, c’est que moi, je ne suis pas marxiste ! » Quoi qu’il en soit, ce livre complète, utilement, nos connaissances sur la vie et la pensée de Karl Marx, en apportant des touches de complexité suggestives.
Alain Bergounioux
L’Ours 529 juin 2023