Sous un titre qui ne manquera pas de faire grincer quelques dents, Bernard Bruneteau, universitaire à Rennes et spécialiste de la question, nous propose une histoire longue des oppositions en Europe à l’intégration européenne, définie d’emblée comme « la volonté intellectuellement rationalisée d’unifier politiquement et économiquement l’Europe par le biais de politiques impliquant des transferts plus ou moins importants de souveraineté ». À propos du livre de Bernard Bruneteau, Combattre l’Europe. De Lénine à Marine le Pen, CNRS Editions, 2018, 304p, 25€. Article paru dans L’OURS n°479, juin 2018, page 1.
L’ouvrage, solidement documenté (même si l’on doit regretter la minceur de l’appareil de notes infrapaginales, qui ne permet pas de retrouver toutes les références des nombreuses citations produites) a l’immense mérite de traiter de l’ensemble de l’arène européenne, tant géographique (de la Scandinavie à l’Italie) que politique (la palette des courants et des cultures européennes, des communistes aux droites radicales).
Les oppositions initiales
Il débute en toute logique par l’examen des oppositions à l’idée européenne, avant la Seconde Guerre mondiale, avant que celle-ci ne s’incarne dans des actes diplomatiques et des dispositifs institutionnels. Ces oppositions s’alimentent à trois registres idéologiques : l’internationalisme ouvrier au nom de l’indépendance et de la mission de la classe ouvrière, le nationalisme au nom de l’intégrité de la nation et, moins connu, le mondialisme au nom de l’obsolescence du projet européen, auquel on préfère le « gouvernement mondial », comme au sein du mouvement Citoyens du monde de l’Américain Garry Davis. Les socialistes, qui auraient mérité des développements plus systématiques, oscillent alors entre un intérêt limité et de vives réserves qui s‘alimentent à chacun des trois registres, mais surtout au dernier : le socialiste belge Émile Vandervelde affirme ainsi en 1905 que « la patrie ce sera demain, la fédération européenne et américaine » en attendant la « plus grande patrie de l’avenir » quand l’Internationale sera le genre humain…
La deuxième partie du livre s’attache aux « résistances à la construction européenne », de 1950 à 1992, de la CECA au traité de Maastricht. L’auteur en dresse un tableau bigarré, traitant successivement du poids des cultures politiques nationales, « exception française » ou britishness, des réticences ou oppositions au sein des groupes sociaux (agriculteurs, syndicalisme ouvrier et aussi, corrigeant quelques clichés, de secteurs consistants des patronats, en Belgique comme en France), des partis, communistes, gaullistes français, mais aussi sociaux-démocrates allemands (pour un temps) ou scandinaves, Labour party britannique. En effet, contrairement à la légende actuelle des « deux courants fondateurs » de l’Europe, socialistes et démocrates-chrétiens, les principaux partis de la famille socialiste furent initialement très réticents, voire opposés aux premiers pas de l’intégration européenne. C’est le cas des puissants partis du nord de l’Europe, qui craignent que celle-ci ne menace les États sociaux qu’ils construisent depuis l’entre-deux-guerres, voire même auparavant. Quand ils donnent leur accord, comme les Danois en 1972, c’est pour restreindre « l’Europe » à une simple construction économique (le « Marché commun ») régie par l’intergouvernementalité… Mais c’est aussi le cas du Labour party, qui conjugue jusqu’aux années 1960 le même argumentaire (la CECA est vue comme une menace pour les industries nationalisées du charbon et de l’acier) avec l’attachement indéfectible à la souveraineté du Parlement et à la britishness. Ce sont bien la seule SFIO et les partis du Benelux qui sont les bastions de l’ « européisme » socialiste… si du moins on se cantonne aux strates dirigeantes de ces partis.
Les remises en cause de l’UE
La troisième et dernière partie du livre traite de la « remise en cause de l’Union européenne » depuis 1992. L’auteur montre bien que cette relance de la contestation (l’ « européanisation du souverainisme ») s’ancre dans les évolutions récentes de la machine institutionnelle de l’Union et de ses objectifs : élargissements massifs et accélérés, fin du « compromis de Luxembourg », démantèlement de la PAC et des protections du marché européen, dans le contexte d’une économie globalisée et d’une nouvelle centralité de l’Allemagne. Les oppositions, anciennes et surtout nouvelles, sont toutes présentées, avec leurs argumentaires : souverainistes français et britanniques de l’UKIP, « welfare nationalismes » scandinaves et finlandais, populismes identitaires d’Europe centrale et orientale, intellectuels pourfendeurs de la « post démocratie » et du « post national ».
L’heure d’un bilan critique
On l’aura compris, l’auteur ne les porte guère dans son cœur, ce qui n’est certes pas une raison, pour les affubler parfois, dans un ouvrage à caractère universitaire, de commentaires acides… Car, au-delà de leur diversité (quoi de commun entre un Jean-Pierre Chevènement et un leadeur de l’UKIP ?), leur critique fait fond sur une inquiétude réelle des sociétés européennes, particulièrement de leurs composantes les plus populaires et/ou géographiquement marginalisées (la « France périphérique » de Christophe Guilluy a ses équivalents ailleurs, des Midlands à la « Pologne B »). L’auteur, qui le sait bien, parie cependant en conclusion sur la « longue vie » de l’Union européenne, un pari fondé sur l’incapacité de ses opposants à s’unir à l’échelle du continent.
Au-delà du pronostic (hasardeux ?) et du constat (assuré), il demeure que ceux qui sont attachés à une perspective européenne, se doivent sans doute de faire une bilan critique des évolutions récentes, et de faire preuve davantage d’ « euroréalisme ». Reste en tous cas que ce livre important est une pièce indispensable à toute discussion sur l’histoire de l’intégration européenne
Gilles Vergnon