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« La défiance à l’égard des institutions est sans précédent » Trois questions à… REMI LEFEBVRE par ISABELLE THIS-SAINT-JEAN

Rémi Lefebvre, professeur de science politique à l’université de Lille, vient de publier un nouvel ouvrage de synthèse sur les primaires (voir ci-dessous). Observateur et commentateur attentif de la vie politique, il analyse ici les trois options qui s’offrent à la gauche dans la perspective de 2022. (entretien publié dans L’OURS 505, février 20121)

Que vous inspire l’état de la démocratie et les récents évènements américains ? 
Je n’ai pas d’expertise particulière sur le sujet, mais si nous sommes débarrassés de Trump, le discours, les positions et le style qu’il a portés sont profondément enracinés dans la société américaine. Il a gagné plusieurs millions d’électeurs en quatre ans malgré ou à la faveur de ses frasques. Joe Biden a déclaré que « les événements du Capitole ne reflètent pas qui nous sommes réellement »… Mais ils ne révèlent pas que d’une sédition grotesque d’amateurs de selfies. L’érosion de la démocratie est profonde aux États-Unis. Au-delà de la figure grotesque de Trump, il y a ce que les constitutionnalistes américains Tom Ginsburg et Aziz Huq nomment une profonde « dégradation du modèle partisan ». Une partie des Républicains se sont mis en dehors de la démocratie. Les institutions ont résisté mais 45 % des sympathisants du Parti républicain soutiennent les événements du 6 janvier. Le Comité national républicain est toujours dominé par Trump. Prospère aux États-Unis ce que Rancière a appelé récemment dans AOC « la passion de l’inégalité » celle qui permet aux riches comme aux pauvres de se trouver une multitude d’inférieurs (Noirs ou pauvres). Le mot « populisme » n’est pas adéquat. Il y a une vraie tentation fasciste.

Quid de la situation démocratique en France ? 
La défiance à l’égard des institutions est sans précédent. La crise sanitaire COVID qui révèle une patente impuissance politique risque encore de l’exacerber. La démocratie représentative n’a sans doute jamais connu une telle crise de confiance. Les électeurs ne votent plus massivement que lors de l’élection présidentielle qui concentre et aspire toute l’énergie démocratique dans un exercice qui reste assez régressif. La procédure électorale ne produit plus guère de légitimité. Le principe de la délégation politique est déconsidéré comme la mobilisation des Gilets jaunes l’a montré. Les partis sont « gazeux » ou exsangues et évidés de la plupart de leurs fonctions (idéologiques, programmatiques, sociales…). Des formes politiques nouvelles s’expérimen­tent autour de la participation citoyenne, mais elles sont largement instrumentalisées et détournées par le pouvoir. Que reste-t-il des milliers de débats publics réunis après les Gilets jaunes ? La convention citoyenne sur le climat a été un bel exercice d’intelligence collective, mais elle est apparue comme une manœuvre pour donner le change sans changer la donne. Le tirage au sort a des vertus, mais il doit être autre chose qu’un répertoire de gestion de crise pour enrôler des profanes. De nombreuses causes ont régénéré les mobilisations sociales ces dernières années autour du genre ou de l’antiracisme, mais elles peinent à trouver un débouché politique.

Quel regard portez-vous sur la fragilité de la gauche en France ? 
Qu’a fait la gauche depuis 2017 ? Elle semble figée et enferrée dans ses impasses et ses contradictions sociologiques et stratégiques. Le paysage partisan à gauche s’est comme ossifié. Aucune recomposition d’ampleur ne s’est opérée et aucune confrontation idéologique sur le fond ne s’est véritablement engagée alors qu’il existe de fortes convergences programmatiques et que la mue écologiste a été engagée. Les organisations partisanes sont recroquevillées sur leurs intérêts d’appareils. Les réflexes de corporatisme partisans sont mortifères comme la préparation des élections régionales le démontre encore. Le patriotisme de parti est devenu un point de blocage à gauche produisant des effets d’impasse inextricables. En 2022, le rassemblement au premier tour est pourtant la condition de la qualification pour le second. Le premier tour ne peut constituer une primaire à gauche. Le potentiel électoral de la gauche tourne autour de 25 %, il ne peut se disperser dans des candidatures multiples qui condamneraient la gauche à l’effacement… c’est pourtant à ce stade le scénario le plus probable. 

Trois options pour parvenir au rassemblement demeurent : des négociations d’appareil, une primaire par les sondages ou une primaire interpartisane. Le destin des primaires ouvertes est assez troublant. La procédure des primaires est disqualifiée après avoir été encensée sans retenue. Les primaires étaient censées permettre à la fois de régler des problèmes de leadership et de répondre aux aspirations citoyennes de participation. Mais leur charme s’est évaporé. On leur reproche d’avoir en 2016 et 2017 fracturé les partis qui l’ont organisé, « radicalisé » les candidats investis et de ne pas avoir produit de rassemblement au bout du compte. L’organisation d’une primaire de rassemblement (entre EELV et le PS par exemple) supposerait de se mettre d’accord sur un socle programmatique minimal pour garantir le rassemblement final, de mettre en place et de financer une organisation coûteuse (il faut ouvrir des milliers de bureaux de vote sur tout le territoire…) et de créer les conditions de sa transparence (le résultat doit être indiscutable). Or il faut des ressources partisanes importantes pour cela. Faute de quoi, une primaire par les sondages, rampante, sauvage et tardive, risque de départager (ou pas) les prétendants à gauche. « L’opinion » de gauche pourrait statuer et les sondages ratifier l’autorité politique d’un candidat « naturel ». C’est le pari aussi de la droite. Puissent les mois qui viennent ne pas se réduire à une course de chevaux sondagière… 

Propos recueillis par Isabelle This-Saint-Jean

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