La notion de « liberté de conscience » s’est construite progressivement et a fini par devenir un droit qui s’est généralisé en 1948 avec la Déclaration universelle des droits de l’Homme. C’est l’histoire de cette notion et de ce droit que raconte Dominique Avon, professeur d’histoire contemporaine, spécialiste de l’Islam sunnite à l’Ecole pratique des hautes études (EPHE). Ayant enseigné aussi bien en France qu’au Liban, en Égypte ou aux États-Unis, il a donné à son étude une dimension mondiale à l’échelle du temps le plus long possible, puisqu’il la commence en 2000 avant J-C pour la terminer à notre époque, sans négliger d’ailleurs un horizon plus lointain. (a/s de Rennes, PUR, 2020, 1172p, 39€)
Dans sa préface, le professeur Yadh Ben Achour, qui enseigne le droit à Tunis, membre du Comité des droits de l’homme aux Nations unies, rappelle que la notion de liberté de conscience s’exprime différemment dans les diverses langues, notamment en arabe. Elle est source de débat et d’interprétation, ce qui peut créer confusion ou au contraire permettre un enrichissement. La resituer dans l’espace et le temps est donc particulièrement utile.
En introduction Dominique Avon souligne que cette notion ne se réduit pas à l’idée de tolérance et ne se confond pas avec la seule liberté religieuse. Elle est liberté de croire ou de ne pas croire, mais elle se situe au-delà dans la conception même de la vie humaine et de la personne. Il ne s’agit pas de l’opposer à l’idée de religion comme le font les marxistes, ni de la réduire à un simple droit à la différence.
C’est pourquoi il commence par la période 1940-1960, celle qui a produit la déclaration de 1948. Le contexte était exceptionnel : après deux guerres mondiales épouvantables et avec les débuts de la décolonisation. L’article 18 spécifie : « Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ». On peut changer de religion ou de conviction, c’est un droit universel. Ceci énoncé, l’auteur engage sa réflexion historique, sachant que « la problématique qui est au cœur de l’ouvrage, (c’est) le rapport d’une personne avec des autorités politiques et religieuses ».
Une histoire au long cours
Tout commence au XXIe siècle avant J-C avec des Cités-Etats fondées sur une conception verticale des rapports humains. Au IVe siècle s’ouvre une autre période qui s’achèvera vers le IIIe siècle après J-C. Les pouvoirs se réglementent pour se justifier. Apparaissent alors de grande empires qui se sont constitués par la conquête de larges territoires : le monde gréco-romain, l’Inde, la Chine… Sous différentes formes sont définies des règles juridiques qui concernent le rapport des personnes aux pouvoirs politiques ou religieux. Ce sont des rapports de sujétion, ce qui ne va pas sans révoltes ni répression. La société est souvent divisée en castes ou en strates avec des droits particuliers. Avon fait de larges comparaisons en fonction de différentes régions du globe. De nouvelles religions vont apparaître (christianisme, bouddhisme, confucianisme…) avec un clergé spécifique. Elles s’épanouissent du IIIe au XVe siècle après J-C au sein de quatre grands ensembles : le pays du Milieu (la Chine), les royaumes hindous, la Chrétienté et un nouveau venu, les terres d’Islam. À l’horizon se profile l’idée d’unification politique et religieuse, mais elle n’aboutira pas vraiment. Hérésies et « orthodoxie » entraînent des confrontations intellectuelles ou guerrières, tout autant que les rivalités de pouvoir. À partir du milieu du XVe siècle (vers 1450) on assiste à « l’émergence de la liberté individuelle ». Dans les empires ou les royaumes, les lettrés combattent et se combattent pour l’affirmation d’un sujet autonome, libre de son affiliation politique ou religieuse. Ils font face le plus souvent à des pouvoirs autoritaires qui se donnent des attributs religieux, d’où d’ailleurs parfois des conflits avec le clergé. L’auteur fait un large tour d’horizon de cette période sur les divers continents, y compris l’Afrique et l’Amérique du Sud en proie aux appétits des grandes puissances européennes.
À partir du XVIIIe siècle (vers 1720), on glisse progressivement « du droit à la liberté d’exercer publiquement un culte vers le droit à penser ou croire ce qu’une personne voulait ». Durant cette période l’Europe se démarque avec la philosophie des Lumières. Celle-ci va inspirer les mouvements révolutionnaires qui imposent des constitutions civiles, d’abord aux États-Unis, puis en France. Elles instaurent un droit des personnes à la liberté d’opinion, « même religieuse », autrement dit à la liberté de conscience. En Europe, les penseurs libéraux peuvent faire évoluer la société, mais leur influence est nettement plus limitée dans les empires qui continuent de se partager le monde, qu’ils soient russe, ottoman, perse ou chinois.
La cinquième partie du livre traite de la période qui va de 1880 à 1945. C’est celle des « luttes pour l’imprescriptibilité de la liberté de conscience » à l’épreuve des nations et des confessions dans un contexte sécularisé ou « confessant » comme à l’épreuve de l’État dans un contexte de guerre ou de régime autoritaire (fascisme, communisme…). La confrontation entre libéralisme et totalitarisme prend des formes variées, mais partout la revendication de la liberté de conscience anime l’action politique ou la résistance à l’oppression collective, y compris celle de la colonisation. C’est de ce combat qu’est née la Déclaration universelle des Droits de l’Homme en son article 18.
Nouvelles questions, nouveaux combats
La dernière partie du livre nous est contemporaine (1968-2018). Le bilan est contrasté : nombre de pays connaissent encore un régime où la liberté de conscience est cantonnée à la vie privée, donc exclue de la vie publique. Par conséquent le combat continue ! En conclusion l’auteur ajoute un nouveau paramètre. La liberté peut encore poser question, mais c’est la conscience elle-même qui peut être en cause. En effet le développement des neuro-sciences pose problème : les mécanismes du cerveau reproduits par l’intelligence artificielle montrent la fragilité de la personne en son moi profond. Ne serait-elle pas manipulable ou du moins contrainte, enfermée dans une identité figée sur elle-même ? La liberté de conscience manquerait alors son but, devenant un simple produit au risque du conformisme des individus. C’est elle qu’il faudrait libérer ! Il faut donc dès aujourd’hui prendre garde à nos propres inventions : la lutte pour la liberté de conscience concerne les conditions sociales, économiques et aussi technologiques qui lui permettront effectivement de s’exercer.
Cet ouvrage monumental (près de 1200 pages) trace une histoire mondiale d’un principe essentiel à la vie démocratique. Il sera désormais une référence inéluctable pour les travaux sur ce sujet. Cette réflexion servira aussi à nourrir les débats des acteurs sociaux, aussi bien dans les pays qui ont inscrit cette liberté dans leur constitution que dans ceux où elle reste une revendication. La France est concernée, dans un monde qui ne lui ressemble pas : la question religieuse reste dans notre pays un totem ou un tabou qui masque une partie de l’enjeu. La libération du sujet ne dépend pas de l’abandon de toute référence religieuse, pas plus qu’elle n’y oblige. L’essentiel, c’est de respecter la dignité de la personne en tout être humain, quels que soient son origine, son genre et ses opinions.
Robert Chapuis