Voici un livre bienvenu. Dans le débat tendu et, souvent, confus que nous connaissons actuellement, il est important d’avoir une vue claire de la situation de la laïcité en France. Philippe Portier, qui dirige le groupe Sociétés, religions, laïcités (EPHE-CNRS) est déjà l’auteur de nombreuses études. Là, il livre un ouvrage de synthèse particulièrement suggestif. C’est un travail de sociologie historique qui montre à quels problèmes la laïcité a répondu et répond en France.À propos du livre Philippe Portier, L’État et les religions en France. Une sociologie historique de la laïcité, Rennes, PUR, 2016, 368p, 24€
Article À PARAÎTRE dans L’OURS n°462, novembre 2016, p. 1 et 3.
Toutes les sociétés occidentales, en effet, ont connu un processus de sécularisation. Mais, selon les cultures et les rapports entre les églises et les sociétés, il a pris des formes différentes et se traduit par des législations propres. En France, le conflit a été fort et, par moments, frontal avec l’Église catholique. Il n’est pas exagéré de dire que la IIIe République s’est construite largement contre le « cléricalisme ». Cela explique que la France, dans le monde occidental, a adopté la législation laïque la plus « avancée ». Mais cela n’a pas été un processus linéaire, la loi de 1905, considérée comme le moment fondateur de la « laïcité française » est déjà le produit d’une longue histoire, et elle n’a pas mis fin ni aux débats ni, également, aux évolutions de la législation.
Du Concordat
C’est ce chemin que le livre retrace en montrant à chaque fois comment des principes s’inscrivent dans des contextes changeants. Tout ne commence évidemment pas en 1789. Le conflit du catholicisme avec « l’esprit du siècle » était déjà noué. Mais, c’est la Révolution qui crée une rupture fondamentale, désormais le lien politique sera construit sur l’assise de la loi naturelle et non de la religion. Cela conduit directement à une reconnaissance nette du pluralisme religieux. Mais, et Philippe Portier le montre bien, les hésitations des révolutionnaires sont réelles. La tentative de Constitution civile du clergé s’inscrit dans la tradition gallicane. Son échec nourrit celle d’une religion civile, que Robespierre a tenté d’incarner dans le culte de « l’Être suprême ». La réalité d’un courant nettement déchristianisateur est également patente. Pour un court moment, le Directoire établit une « séparation » entre les Églises et l’État. Ces confusions et les conflits religieux avec une Église catholique intransigeante expliquent que Napoléon Bonaparte, premier Consul, en voulant mettre un terme à la Révolution, impose un « compromis », le Concordat, qui a fixé le régime des cultes jusqu’en 1905. L’Église catholique, devenue « religion de la majorité des Français », a le statut d’une Église d’État, les autres cultes étant également réorganisés. Les différents régimes qui se succèdent au XIXe siècle vont appliquer différemment le Concordat, de manière autoritaire avec le Premier Empire, traditionnaliste avec la Monarchie de Juillet, libérale avec le Second Empire. Mais, quoiqu’il en fut, l’Église catholique conservait un large espace d’intervention dans la société et a soutenu les différents régimes. L’opposition républicaine, dès lors, a vu dans l’Église – hormis dans les journées de février 1848 – un adversaire majeur et a revendiqué de plus en plus une société laïque.
Vers la Séparation de 1905
C’est le programme qu’applique la « République des républicains », dès la fin des années 1870. Les lois scolaires de 1882 à 1886 sont les plus connues – l’école cristallisant particulièrement le conflit avec l’Église. Mais il y a tout un ensemble qui touche également la vie quotidienne, la loi sur le divorce, par exemple. Toute cette législation est évidemment portée par une philosophie politique faite de confiance dans le progrès et dans la science. Le conflit est, donc, politique et idéologique avec l’Église catholique qui condamne le libéralisme moderne. Le Syllabus est de 1864, mais les républicains sont divisés sur l’opportunité d’une loi de séparation. Car le Concordat permet de contrôler et de contraindre l’Église. L’Affaire Dreyfus provoque la crise. Les gouvernements de Défense républicaine mènent un combat déterminé contre les congrégations religieuses. Dès 1903 une commission parlementaire étudie la question de la séparation, avec comme rapporteur Aristide Briand. La rupture des relations diplomatiques avec le Vatican, l’année suivante, précipite les évènements. Après des débats approfondis, une loi de séparation est promulguée le 9 décembre 1905. Elle consacre une conception libérale de la législation contre le courant anti-religieux. La liberté de conscience est première et la liberté des cultes est reconnue avec les seules limites de l’ordre public. La neutralité de l’État est établie. La difficile question des biens de l’Église ne trouve cependant une solution acceptée que plusieurs années après avec les associations cultuelles. Le contentieux ne s’apure que dans le temps. La guerre de 1914-1918 amène un premier apaisement – les relations sont normalisées avec le Saint-Siège. Après l’épreuve de force de 1924, le régime de droit concordataire est maintenu en Alsace-Moselle. Les années du régime de Vichy voient des mesures favorables pour l’Église catholique – notamment le financement de l’école privée. Mais le concordat n’est pas rétabli.
Avec l’après-guerre, une évolution se produit vers plus de coopération entre l’État et les églises. C’est un paradoxe apparent. Le principe de laïcité entre, en effet, dans la Constitution 1946, repris en 1958. La République est définie, désormais, comme « indivisible, laïque, démocratique et sociale ». Les principes de la loi de 1905 constituent le cadre admis par toutes les parties – y compris désormais l’église catholique. Mais une évolution se fait dans le sens certain d’une intrication du religieux et du politique. Ce qui amène Philippe Portier à parler d’un « programme recognitif ». Il en voit les causes dans des transformations culturelles et sociales tenant particulièrement aux effets de l’individualisme. Les évolutions de l’Église catholique jouent évidemment un rôle important, avec les conséquences du concile Vatican II. « La sécularisation de l’ordre clérical permet une certaine délaïcisation de l’ordre politique ». Le livre étudie minutieusement le système juridique qui en découle. La question scolaire est évidemment majeure, elle a continué de cristalliser le conflit d’influence. La loi Debré de 1959, cependant, a changé la donne durablement. L’échec de la gauche en 1984 d’établir un « service public laïque et unifié de l’éducation nationale » a consacré un système scolaire dual – renforcé au fil des lois jusqu’à la loi Carle de 2009 sur le financement des écoles privées. L’État, parallèlement, a fait des différents cultes des interlocuteurs réguliers. Il a, ainsi, pris l’initiative d’aider à l’organisation du culte musulman, avec la constitution du Conseil Français du culte musulman en 2003.
Philosophie et pratique de la laïcité aujourd’hui
Cependant ces tendances, qui demeurent prégnantes aujourd’hui, se heurtent à une autre préoccupation que l’auteur nomme une « inflexion sécuritaire » – notion sans doute pas la mieux choisie, car elle prête à confusion. La présence importante de la religion musulmane l’explique, même si, dans toutes les religions, des revendications d’avoir une plus grande visibilité se font jour. Le climat de violences dans le monde islamique avec ses divisions et ses crises politiques, pèse fortement dans les difficultés nouvelles – mais qui se sont posées, hier, parfois dans des termes voisins – qui réinterrogent la philosophie et la pratique de la laïcité. Il est donc naturel que des interprétations différentes de la laïcité se confrontent. Les clivages se mesurent dans la gauche comme dans la droite. La laïcité est vidée de sa substance libérale par le FN qui en fait un instrument d’exclusion. Les oppositions parmi les autres partis s’organisent autour de deux pôles, la laïcité essentiellement comme neutralité de l’État et non de la société, ou la laïcité comme une plus stricte séparation entre le public et le privé, amenant l’extension de la notion d’espace public.
Philippe Portier analyse les trois dimensions qui infléchissent les applications de la laïcité. La première tient à la décision d’édicter de nouvelles interdictions depuis les années 2000. La loi de 2004 sur le port de signes ostensibles dans l’enseignement scolaire a été la plus débattue. Celle de 2010 interdisant le port de la « burqa » et du « niqab » a été prise au nom de l’ordre public. Des questions se posent, et sont de plus en plus présentes dans le débat aujourd’hui, pour les salariés de structures pré ou périscolaires, les accompagnateurs bénévoles de sorties scolaires, l’université, et, pour certains à droite et à gauche, pour l’ensemble des services publics et les entreprises. Mais, il s’agit ainsi de s’avancer dans un contrôle plus strict. C’est, également, tout le débat sur la représentation de la religion musulmane. Les annonces récentes du gouvernement sur la création d’une Fondation et d’une association cultuelle montre une double volonté, de reconnaissance comme d’intégration. L’éducation constitue la troisième dimension. Elle concerne particulièrement l’école. Une charte de la laïcité a été proposée en 2013. Un nouvel enseignement d’éducation morale et civique est entré en vigueur en 2015 pour faire partager les valeurs de la République au-delà des appartenances individuelles.
Laïcité et démocratie
Cette somme, dont nous avons retracé le cheminement, de manière inévitablement simplifiée, montre que nous vivons une situation complexe. Le pouvoir politique maintient le droit positif à l’égard de la loi religieuse et les principes de 1905, mais il a construit également tout un dispositif, à la fois, de reconnaissance et de surveillance. Jean Jaurès avait eu l’intuition qu’en France, pour le moins, la laïcité était intimement liée à la démocratie. Elle en partage, par là-même, l’indétermination – comme l’avait montré Claude Lefort – et ne peut que nourrir les débats. La difficulté actuelle est, évidemment, que la crise du monde musulman rend urgent de trouver des réponses qui ne concernent pas que le domaine de la laïcité pour impliquer nombre de politiques publiques. Les controverses sur la « radicalisation » de jeunes candidats au « djihad » en montrent la difficulté, pour faire la part des motivations et des causes. Le respect des principes laïques est une part de la solution. Mais pas la seule. Les valeurs de la République doivent également se concrétiser socialement pour être aimées. Ce livre permet cependant de mesurer ce que peuvent et doivent faire pour eux-mêmes les principes de la laïcité dans la construction d’une « intégration civique ».