L’anarchie par les textes, par SYLVAIN BOULOUQUE

La réédition des textes libertaires des siècles passés est un phénomène de l’édition contemporaine. Si les maisons d’édition libertaires – comme Nada ou Lux – restent les plus prolixes, il dépasse largement ce milieu, comme en témoigne par exemple la petite collection lancée par les éditions Payot ou la réédition de quelques libelles libertaires chez Fayard (1). De même, certains textes apportent des réflexions plus contemporaines sur le phénomène. L’anarchisme est le plus souvent glorifié pour son passé, comme la seule utopie non essayée, les militants hors normes suscitent l’intérêt comme parfois des réflexions sur des thèmes originaux.

À propos de Pierre Kropotkine, Paroles d’un révolté, Nada, 2023, 336 p., 20 € ; Jean Grave, La société mourante et l’anarchie, Lux, 2023, 320 p., 16 € ; José Antonio Emmanuel, L’anarchie expliqué aux enfants, Rivages, 2023, 48 p, 16 € ; Mollie Steimer, Je n’ai rien à perdre que mes chaînes, Nada 2023 124 p. 10 € ; Murray Bookchin, Les anarchistes espagnols, Lux, 2023, 408 p. 23 €; Nelson Mendez, Anarchisme et gastronomie, Nada 2023 108 p. 10 €

Un anarchisme théorique
Les éditions Nada poursuivent à petits pas leur édition des œuvres du géographe, théoricien et éditorialiste anarchiste Pierre Kropotkine. L’entreprise est toujours aussi remarquable par la qualité des ouvrages, la présentation due au spécialiste de l’œuvre de Kropotkine Renaud Garcia, la richesse iconographique. Publié pour la première fois en 1885, Paroles d’un révolté tente de définir la pensée libertaire et est en même temps une dénonciation de la société du XIXe siècle. De leur côté, les éditions Lux choisissent de reprendre quelques grands classiques de la pensée libertaire en rééditant des textes fondateurs de l’anarchisme. Dans ce livre, publié en 1893, Jean Grave estime que le capitalisme est à l’agonie et l’avènement société libertaire proche. 

Dans les deux cas, les textes sont marqués par un certain positivisme. Pour Jean Grave, il s’agit de montrer tous les dysfonctionnements et les injustices du système. La science et le bon sens amènent logiquement les hommes à se dresser contre les injustices qu’il détaille dans les premiers chapitres de l’ouvrage. Naturellement, la révolte doit conduire à une rupture avec l’ordre ancien. Pour Kropotkine, la Révolution est aussi à l’ordre du jour. Elle est quasiment inéluctable. L’esprit de révolte est présent dans la population depuis les origines de la Révolution française, dont il note ses contradictions entre ses dimensions libératrices et sa face répressive. La volonté de mettre à bas le système se poursuit tout au long du XIXe siècle avec comme apothéose la Commune de Paris. L’expérience de la défaite pousse Kropotkine à étudier le camp d’en face. Il passe au scalpel les forces contre-révolutionnaires ou garantes de l’ordre. Non sans un certain optimisme, il estime que les conceptions libertaires s’imposeront naturellement. Enfin, notons que l’édition republiée datant de 1919 est la dernière. Il écrit en postface, alors qu’il est rentré en Russie « que la révolution est impossible à établir au moyen d’une dictature ».

Ces deux ouvrages éclairant sur l’optimisme libertaire de la fin du XIX^e siècle viennent trouver une confirmation amusante et originale dans l’édition de l’Anarchiste expliquée aux enfants de José Antonio Emmanuel. Publié en 1931, il constitue une petite bible éducative avec dix commandements (Aide, sois solidaire, copie ce qui est beau, façonne, étudie, aime, protège, culture, n’asservis personne, travaille et lutte), et quelques méthodes aux côtés desquelles les aventures du Nono de Jean Grave ou Petit Pierre sera socialiste (de Jean-Lorris) sont des ouvrages complexes… Simplement, l’anarchisme combat : le capitalisme, le militarisme et le cléricalisme, la société libertaire à venir repose sur l’école, le syndicat et l’athénée – le lieu de culture pour les libertaires. S’il peut sembler simpliste de prime abord le texte contient des dimensions que permettent d’éclairer la pensée libertaire : l’école et la connaissance sont les moyens d’arriver à l’émancipation. Parallèlement, il est possible de sentir dans ce texte le poids de l’école rationaliste envisagée par Franscico Ferrer.

Libertaires hors normes et masses libertaires : Mollie Steimer et Sénia Fléchine
Passionnant recueil que viennent de publier les éditions Nada sur une figure quelque peu oubliée de l’anarchisme, Mollie Steimer et son compagnon Sénia Fléchine. Ces deux militants ont incarné le yiddishland libertaire. Moins connus que leurs aînés Emma Goldman et Alexandre Berkman, leur itinéraire s’y apparente. Mollie Steiner est née en 1897 dans un village de la zone des confins de l’Empire tsariste. Immigrée aux États-Unis, elle y découvre l’anarchisme vers l’âge de quinze ans. Pendant la Première Guerre mondiale, elle participe au groupe anarchiste yiddishophone, la tempête. Elle quitte les États-Unis pour la Russie soviétique en 1921. En dépit des avertissements de ses camarades du groupe Die Freie Shtimme, elle espère que le régime prendra un autre cours. Sénia Fléchine est né à Kiev en 1894, et s’est installé en Amérique du Nord en 1910. Il devient très tôt libertaire et travaille avec Emma Goldman. Expulsé en 1917 vers la Russie, il est arrêté par les bolcheviques en 1920. Libéré l’année suivante, il rencontre Mollie. Ils sont tous deux expulsés vers Berlin. Le couple n’a de cesse que de faire connaître la réalité du régime soviétique à l’opinion mondiale. Ils participent à la formation de l’Association d’aide aux prisonniers qui devient vite le Comité de défense des révolutionnaires emprisonnés en Russie. En 1933, ils s’installent à Paris, où ils vivent jusqu’en 1939, souvent dans des conditions précaires. Malgré cela, ils accueillent les réfugiés et publient de multiples textes sur les prisons soviétiques et démultiplient les actions de solidarité avec les anarchistes emprisonnés de par le monde. En 1940, Mollie est arrêtée et internée au camp du Vernet, d’où elle finit par s’évader grâce à d’autres libertaires. En 1941, le couple réussit à s’embarquer pour le Mexique où ils meurent en 1980 pour Mollie et en 1981 pour Sénia après une carrière de photographes. Le riche volume, abondamment illustré, reprend plusieurs textes importants de Mollie sur son arrestation aux États-Unis en 1917, sur ses conditions de vie en Russie soviétique. S’y ajoute son témoignage sur deux militants qui furent ses amis, Voline et Berkman, ainsi que plusieurs textes et déclarations expliquant à vision du monde et son anarchisme.

Mollie Steimer et Sénia Flechine ont souvent eu l’impression d’être solitaires et solidaires, isolés à l’écart du monde, mais toujours animés par une idée chevillée au corps et à l’âme. Tel n’était pas le cas des libertaires espagnols. La complexité de l’anarchisme espagnol avant la guerre civile est analysée dans un classique de la littérature libertaire, traduit depuis peu en français alors qu’il a été publié en anglais en 1976.

Murray Bookchin
La vie de Murray Bookchin est en soi un roman (voir L’ours n°483 décembre 2018. Fils de juifs immigrés né en 1921, communiste, trotskiste puis libertaire, la découverte de l’Espagne noire et rouge a joué un rôle central dans l’évolution de Murray Bookchin. Il voit dans l’anarchisme espagnol l’un des rares mouvements libertaires de masse. Si l’ouvrage est marqué par de nombreux présupposés, il offre une synthèse utile sur sa naissance et son parcours jusqu’en 1936. L’anarchisme espagnol est né dans le deuxième tiers du XIX^e siècle lorsque s’est constituée la 1^ère Internationale suite aux contacts que le libertaire italien Giuseppe Fanelli a noués avec des ouvriers barcelonais. Il se développe autour de deux pôles : le monde ouvrier et une forte composante rurale organisée autour des structures villageoises. La première est la plus visible. Elle se subdivise en deux pôles : le premier cherche à faire parler la poudre pour renverser la monarchie, multipliant les tentatives d’attentats contre les symboles de la monarchie d’Alphonse XIII, alors que les seconds tentent, comme Franscico Ferrer, d’éduquer le peuple en créant un mouvement d’instruction populaire l’école moderne. Les autorités politiques et religieuses considèrent Ferrer comme l’inspirateur des attentats et l’exécutent en 1909. C’est après cette date que la Confédération nationale du travail (CNT) se développe en mêlant les tentatives insurrectionnelles et l’action de réformes propre au mouvement syndical. Au lendemain de la Première Guerre mondiale, le général Primo de Rivera plonge l’Espagne dans une dictature qui oblige les anarcho-syndicalistes à se construire dans la clandestinité ce qui dure jusqu’à la proclamation de la République en 1931. Deux lignes très différentes se développent alors : l’une « possibiliste » qui souhaite construire un mouvement tenant compte des réalités locales et transformées l’Espagne par des réformes sociales, alors que l’autre se situe dans la lignée insurrectionnelle. C’est cette deuxième qui l’emporte, et qui participe dans les Asturies à l’insurrection de 1934 puis est le fer de lance du soulèvement contre le coup d’État de Franco en 1936. Bookchin revient avec moult détails sur cette histoire tumultueuse.

Penser les marges de l’anarchisme
Les essais ont parfois aussi des titres trompeurs. Tel est le cas de l’ouvrage de Nelson Mendez Anarchisme et gastronomie. Les six recettes de cuisine qui figurent à la fin l’ouvrage mettent certes l’eau à la bouche, mais on reste sur sa faim…. L’ouvrage est davantage une compilation d’analyses éparses. Il présente en quoi La conquête du Pain de Kropotkine est déterminant dans la réflexion libertaire. Il analyse le poids des libertaires dans les Fédérations de l’alimentation des organisations syndicales libertaires jusqu’aux différentes tentatives contemporaines de création de sections syndicales dans la restauration et sur leur place dans le processus de production. Il propose une mise en perspective sur végétarisme et la cause animale dans ces milieux. L’ouvrage est en fin de compte décevant, car dans les débats autour de la nourriture, deux courants traversent le mouvement libertaire : le premier plutôt hédoniste et carnivore illustré notamment par Bakounine, grand amateur de viande et de cigarettes, et le second plutôt ascétique et végétarien dont le géographe Élysée Reclus a été un exemple, ce qui n’empêchait pas les deux hommes de s’estimer. Renvoyant à l’image de la société à venir, dont les textes évoqués précédemment projettent des esquisses.

Sylvain Boulouque

(1) Par exemple Bakounine, Dieu et l’État, Mille et une nuit, 2021 ou Elysée Reclus, L’anarchie, Mille et une nuit, 2022 ; Kropotkine, L’entraide, Payot, 2022 ou Louise Michel, La Commune de Paris, Payot, 2022. La liste est bien évidemment loin d’être exhaustive…