« J’ai fait le boulangisme. J’avais voulu utiliser la popularité de Boulanger au profit du parti radical. J’en ai été bien puni. » Cet aveu de Georges Clemenceau en 1918 est révélateur de l’ambiguïté du boulangisme, dans lequel certains ont cru voir les prémices du fascisme, mais dont Bertrand Joly nous montre excellemment qu’il pourrait plutôt être le premier spécimen de ce qu’on appelle maintenant le populisme. (a/s de Bertrand Joly, Aux origines du populisme. Histoire du boulangisme (1886-1891), CNRS Editions, 2022, 800 p, 29€)
D’abord, l’essor du populisme suppose un terreau favorable. En 1886, un malaise a gagné le pays. Quinze ans après la défaite de 1870,les Français sont déchirés. Ils affichent un patriotisme effervescent, voire revanchard, mais ils ne désirent surtout pas « remettre cela » et, au fond d’eux, veulent le maintien de la paix. Et puis, le divorce s’approfondit entre le peuple et ses représentants. Le Parlement a du mal à s’évader du cadre censitaire qui l’a vu naître. Ayant vassalisé le pouvoir exécutif, il apparaît comme confisqué par la classe dominante qui perpétue son pouvoir en pratiquant la candidature officielle et en s’assurant une masse de fonctionnaires à sa botte.
Un fond de l’air malsain
Et surtout, les Français n’ont pas le sentiment d’être gouvernés. Face à une droite dominée par les monarchistes, qui ont un électorat imposant mais qui n’ont pas de perspective immédiate d’un retour au pouvoir, les républicains sont divisés, avec deux groupes dominants, les opportunistes de Jules Ferry, et les radicaux de Pelletan et Clemenceau, qui sont contraints de gouverner ensemble, mais se haïssent cordialement. Ajoutons des présidents du conseil fort médiocres, des méthodes de travail désastreuses et un affairisme galopant, et on comprendra que le fond de l’air est malsain. Aussi, l’arrivée sur la scène d’un sémillant général, ambitieux et séduisant, promu ministre de la Guerre en 1887, ne pouvait que susciter l’intérêt.
On oublia son rôle actif dans la répression de la Commune, mais on remarqua sa fréquentation assidue des radicaux. Notre général affichait des idées très républicaines. Et les radicaux, pour en finir avec Ferry, réclament à cor et à cri une révision constitutionnelle. Boulanger épouse donc le thème de la révision, qui plait également aux bonapartistes.
À l’extrême gauche, le général n’est pas mal vu. Le blanquiste Vaillant éprouve pour lui quelque sympathie ; la communarde Louise Michel confie : « Boulanger est une nullité. Mais nous l’acceptons comme un moyen pour combattre le pernicieux système actuel ». Et Jules Guesde renvoie dos-à -dos opportunistes et boulangistes.
L’aventure boulangiste
Sur l’autre bord, monarchistes et bonapartistes devinent que le vernis républicain de Boulanger s’écaillera vite, qu’on peut tenir en lui un bon cheval de Troie, et le général va se trouver couvert de l’argent royaliste. Après son départ du ministère, en 1887, l’aventure peut commencer.
Le « programme » de Boulanger fut un chef d’œuvre d’escamotage. Écoutons le journaliste Arthur Ranc : « Le programme, c’est lui, toujours lui, rien que lui. » En fait, il tient en trois mots : dissolution, révision, constituante. On reste muet sur les détails. Rien, si ce n’est la pratique du référendum et la suppression du Sénat. Son projet de politique extérieure passait pour musclé. On le surnommait le général Revanche. Mais la Revanche n’était qu’un fantasme.
Boulanger enchaîna donc les candidatures aux législatives partielles, et obtint de beaux succès. À Paris, en janvier 1889, il monta même à 55 % des suffrages. L’opinion s’échauffa. On parla même de passage du Rubicon. Mais il n’y aura pas de Rubicon. Et il ne pouvait pas y en avoir. On ne sut jamais ce que voulait vraiment Boulanger. Apparemment, il ne voulait courir aucun risque, ce qui rend a priori malaisée la réalisation d’un coup d’État.
Cette fois, les républicains réagissent. Ils changent le mode de scrutin, interdisent les candidatures multiples, lèvent l’immunité parlementaire des députés boulangistes – Jaurès votera contre la levée. Surprise : Boulanger s’enfuira en Belgique, avant d’être condamné par contumace.
C’est la Bérézina. Aux législatives de 1889, les boulangistes n’ont que 42 sièges – seul Paris tiendra bon. Puis c’est la boue des révélations montrant que Boulanger était entretenu par les monarchistes et les bonapartistes. Et tout se termine le 30 septembre 1991 par le suicide en Belgique du général sur la tombe de sa maîtresse.
Coquille vide
En fait, le boulangisme fut une coquille vide. Un chef sans programme ni projet. Une organisation quasi inexistante. Un entourage médiocre et corrompu. On avait une auberge espagnole où chacun apportait ses arrière-pensées. Le boulangisme fut un moment protestataire, un signal d’alarme, qui n’eut d’ailleurs quelque succès électoral qu’à l’occasion d’élections partielles.
Les conséquences ne furent toutefois pas négligeables. Les radicaux prirent conscience qu’il ne fallait pas jouer avec le feu et se rapprochèrent des autres républicains. Le nationalisme changea de camp, passant de gauche à droite. Et les républicains apprirent à ne pas confondre la ferveur du peuple et l’engouement de la foule.
Reste tout de même à évoquer le point fort du boulangisme : un formidable talent pour le battage médiatique. Boulanger avait le génie de la communication et c’est dans ce domaine qu’il laissera son legs le plus important aux populistes qui le suivront.
Claude DupontÂ
Article paru dans L’ours 518 mai 2022.